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aux journaux qu’après avoir été délibérée en conseil des ministres. Il y eut quelque répit ; à force de vouloir sauvegarder le principe d’autorité, on le compromettait en le rendant ridicule. Lorsque Nadaud fit graver sa chanson des Deux Gendarmes : « Brigadier, vous avez raison, » il dut l’intituler Pandore, parce que le titre primitif eût porté atteinte au prestige de l’armée. Les journalistes d’aujourd’hui, auxquels nulle licence n’est interdite, se plaignent parfois de n’être pas assez libres. Leurs lamentations me font sourire lorsque je me souviens de l’historiette de Mlle Dartès. Les journalistes du temps du second empire ont vécu sous une menace perpétuelle, et cependant ils n’ont point laissé éteindre la lampe de Vesta. Dans les jeux antiques, de jeunes hommes couraient, se passant de main en main un flambeau dont la flamme ne devait pas mourir; Laurent-Pichat a fait de beaux vers sur ce sujet : le flambeau alors était une pauvre petite lanterne sourde; on l’a si bien défendue qu’elle brillait encore un peu, lorsqu’enfin il fut permis de la rallumer tout à fait et de la démasquer. Les esprits libéraux, — j’entends ceux qui, dans la liberté, n’aiment que la liberté, — n’auront jamais assez de reconnaissance pour les écrivains de la presse périodique qui, à cette époque, ont tenu bon et n’ont pas jeté la plume après l’avertissement.

Je l’ai dit, le décret du 17 février ne m’atteignait que moralement; il m’était douloureux, car jamais, en matière de presse, je n’ai admis d’autre système que celui de la simple liberté. Le régime du droit commun suffit à toutes les exigences. La presse restreinte peut devenir périlleuse; la presse multiple est sans danger. Ceci tue cela; les journaux neutralisent le journal, c’est le traitement par mode homéopathique : Similia similibus. Dans un pays comme la France, où les opinions sont, non pas divisées, mais pulvérisées, ces opinions s’affaiblissent mutuellement lorsqu’elles ont toute licence pour s’exprimer. Le public s’accoutume aux diatribes, aux injures, aux mensonges, aux calomnies et n’y fait plus attention. Au milieu de centaines d’anecdotes qui se pressent dans ma mémoire à ce sujet, qu’il me soit permis d’en citer deux datant du règne re Louis-Philippe, c’est-à-dire d’une époque où les journaux soumis à l’autorisation, payant de gros cautionnemens, peu nombreux, exerçaient de l’influence sur l’esprit de la population. Le duc d’Aumale suivait les cours du collège Henri IV, et souvent on le faisait composer avec les élèves les plus forts des autres collèges afin de stimuler son émulation. Dans un de ces concours, un élève de Louis-le-Grand, nommé Auguste Prus, qui, depuis, a été consul à Erzeroum et à Santander, fut le premier. Il fut invité à déjeuner aux Tuileries, puis, en compagnie du duc d’Aumale et d’autres enfans du même âge, il fut