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une certaine mollesse de la langue. M. Caro, dans sa remarquable étude sur « Diderot inédit, » reprochait aux personnages du Shérif, « tragédie bourgeoise, » le vague et l’abstrait de leur langage. L’un accusait les envoyés du roi d’être « des hommes superstitieux, ambitieux et cruels; » l’autre trouvait que le Shérif était non-seulement « le plus méchant d’entre eux, » mais peut-être « le plus méchant des hommes ; » le juge l’avait « chassé du hameau pour ses mauvaises actions. » À ce point de vue, MM, Erckmann-Chatrian ont perfectionné le procédé du maître. Mais, encore un coup, de leur style, le mieux est de ne rien dire. De même que M. Coquelin anime le bonhomme Florence, de même il le fait parler et nous donne à croire qu’il parle bien : les comédiens de cet ordre ne font pas les choses à demi. M. Coquelin, dans ce rôle, est parfait de tous points: il est différent de lui-même, par un miracle d’habileté, comme il l’était déjà dans le duc de Septmonts de l’Etrangère. Tour à tour plaisant, pathétique, humble, attendri, timide, éloquent, il est toujours bonhomme; il garde, sous des nuances d’une infinie variété, le caractère de son personnage : c’est à regretter que les auteurs n’aient pas fait franchement de leur pièce un monologue pour lui ou ne l’aient pas chargé de lire, assis sur une chaise devant la rampe, leur roman, les Deux Frères. Mais non, ne regrettons rien : M. Got, dans le rôle de Jean, montre une force admirable, une sobriété, une netteté jusque dans la fureur, une décision qui sont d’un maître. M. Worms, sous le nom de George, a ravi tous les suffrages par la justesse de son jeu et la sincérité de son ardeur, par le frémissement de sa tendresse et par la dignité de son amour. M. Maubant, qui représente Jacques, ne dépare pas ce quatuor.

M. Baillet, dans le rôle du garde, — c’est le comte Paris de ce Roméo et Juliette en Lorraine, — a montré ses qualités ordinaires de bonne grâce et de tenue. Mlle Bartet, sous la coiffure démodée de Louise et dans sa robe étriquée, est fort distinguée et fort touchante; elle joue délicieusement, au quatrième acte, l’épisode de convalescence. Que dire de la mise en scène ? Un mot seulement : elle est parfaite. Ce ne sont pas ici des décors extraordinaires ni des accessoires singuliers; c’est l’exquise convenance de chaque chose aux personnages et du sujet que j’admire; c’est la rouerie discrète de ce jeu de lumières au troisième acte ; c’est la disposition expressive des personnages sur les planches ou, comme on dit en argot de théâtre, « la plantation » de la scène, au quatrième, à la lecture du contrat. Dans quel théâtre un pareil ouvrage trouverait-il de pareils secours? Encore une fois, je me réjouis de ce succès des Rantzau, parce qu’il prouve, même à l’excès, les bonnes dispositions du public pour des personnages, pour des sujets, pour des procédés plus simples que ceux des dramaturges et des vaudevillistes de ces dernières