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haine et furieux d’avarice, gardent un air de bonhomie provinciale. La simplicité des personnages et du sujet nous charme; et aussi, d’autre part, la simplicité du scénario. L’intrigue est nulle ou presque nulle; les personnages entrent ou sortent ou bien demeurent en scène selon le besoin des auteurs, un peu naïfs en ces matières, sans justifier par d’ingénieux prétextes leurs entrées, leurs sorties ou leur présence prolongée. Cela encore nous plaît, j’entends plaît au public, et j’ajoute que nous, critiques, nous approuvons ce plaisir. Le public, rassasié d’intrigues, admet enfin d’autres pièces que les ouvrages machinés selon les prétendues lois du théâtre; il y trouve même l’agrément d’une nouveauté, et tout bas il se réjouit de ce changement de son goût comme d’une liberté nouvelle de s’amuser et de s’émouvoir. Ce n’est pas nous assurément qui nous récrierons là contre; en donnant, avec des personnages simples, avec un sujet simple et une intrigue plus simple encore, l’exemple du succès, MM. Erckmann-Chatrian ont bien mérité de nos doctrines. Mais c’est assez, je pense, expliquer comment ces auteurs ont fourni à d’excellens comédiens l’occasion de se faire applaudir, et il serait superflu de protester longuement que nous sommes enchantés qu’ils aient fourni celles-là; il est temps d’expliquer pourquoi ce grand succès n’est, à notre avis, qu’un succès d’occasion. Les Rantzau ont réussi par les raisons d’opportunité que je viens de dire ; et je trouve bon qu’ils aient réussi parce qu’ils ont réussi par ces raisons-là. Mais, par ces raisons, ils ont tellement réussi qu’on peut se tromper sur leur valeur propre, et c’est contre cette erreur qu’il est urgent de se mettre en garde. Parce qu’on boit avec plaisir, après des mélanges bizarres et d’une saveur forte, un verre d’un petit vin naturel, ce n’est pas une raison pour marquer ce vin de l’étiquette des grands crus, et cependant on remercie la personne qui a versé à propos ce verre. MM. Erckmann-Chatrian ont eu le talent d’être opportunistes : il est assez rare en effet, même chez ceux qui le professent, pour que ces messieurs se contentent de se le voir reconnu.

Le grand tort de cet ouvrage dramatique, et sur lequel les qualités que nous venons de dire ne peuvent qu’à peine donner le change, c’est qu’il n’est par malheur aucunement dramatique. Lâchons le mot, cette fois, quitte à l’expliquer bien vite, lâchons ce grief dont, à vingt reprises, nous avons récusé l’emploi : ce n’est pas du théâtre, — et même il est surprenant à quel point cela est éloigné du théâtre !

Dieu sait que je ne suis pas suspect d’une dévotion exagérée aux « règles, » à ces règles fameuses « règles de l’art, » dont les gens du métier, au temps de la Critique de l’École des femmes et de la préface de Bérénice, embarrassaient déjà les ignorans et quelquefois les hommes de génie : ils n’avaient pas attendu pour cela l’ère glorieuse de M. Scribe ! Je prétends ne jouer ni les Lysidas ni les abbés de Villars contre les