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qu’il appelait la tragédie bourgeoise; il avait pensé que les gens du parterre et même des loges s’intéresseraient à des héros d’une condition moyenne aussi bien qu’à des Atrides ou qu’à des Césars. Depuis, la révolution a mis la société française en poudre; l’empire a tamisé cette poudre et la monarchie constitutionnelle n’a essayé qu’à peine de la disposer par paquets; le suffrage universel, établi par le second empire et consacré par lui, respecté par la république présente et considéré comme l’ordre naturel, est au moins le mode nécessaire de gouvernement de notre société réduite en démocratie ; à quels personnages pourtant nos auteurs de drames et de comédies pathétiques prétendent-ils nous intéresser? Non aux Atrides assurément, ni même aux Césars. Mais, dans l’état de démocratie centralisée où nous sommes, nous n’avons plus de littérature française, nous n’avons qu’une littérature parisienne : encore parmi les héros que leur fantaisie ou leur observation leur suggère, nos gens de lettres parisiens n’admettent-ils guère comme leurs concitoyens et dignes à ce titre de figurer sur la scène que les représentans de ce monde élégant auquel rêvent, en leurs jours d’imagination romanesque, les collégiens internes, les étudians de province, et les coiffeurs incompris. Il est bien rare, dans ce monde-là, qu’on ne prenne pas la particule : tellement que, si l’auteur, par hasard, a inscrit au nombre de ses personnages : « M. Villiers » tout court, les copistes, d’eux-mêmes et comme naturellement, corrigent ce lapsus et écrivent: « M. de Villiers. » Ajoutez que, par définition, les vertus domestiques sont exclues de ce monde, comme ridicules et invraisemblables. Ainsi la plupart de nos pièces pourraient se réduire à ces élémens : M. de X., Parisien; M. de Z., Parisien; Mme de X., Parisienne. La scène se passe à Paris de nos jours. M. de Z... est l’amant de Mme de X..., cela va sans dire, — comme il va sans dire que les indications de scène sont prises de la gauche du spectateur.

Cependant on peut l’apprendre aux abonnés de la Vie parisienne, aux étrangers surtout, aux Italiens, aux Russes; on peut nous le rappeler à nous-même, qui risquons de l’oublier : il y a des bourgeois en France; la province est habitée; d’autres exercices encore sont en honneur chez nous que ceux de l’adultère. On peut nous rappeler tout cela; aux gens qui s’en chargent, nous savons gré de cette surprise. Interrogez plutôt l’auteur de l’Abbé Constantin ; il vient d’en faire l’épreuve : l’heure est favorable pour démentir les calomnies que nous-mêmes avons accréditées contre nous. Est-ce à dire qu’une littérature provinciale ait chance de s’établir? Non sans doute, pas plus qu’une littérature adonnée proprement au spectacle de la vertu. La littérature parisienne n’est pas née de rien : elle est une des fleurs naturelles de la démocratie centralisée; elle est souvent vénéneuse et ce n’est pas seulement par le caprice de ceux qui la cultivent, mais parce qu’elle tire au moins quelques-uns