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VI.

Le barreau bordelais avait depuis quarante ans jeté un éclat qui laissait dans l’ombre tous les autres barreaux de France. Quatre générations d’orateurs s’étaient suivies, et il s’était formé toute une tradition de gloire locale dont la Gironde était fière. Au souvenir du génie de Montaigne et de Montesquieu, elle aimait à joindre cette forte génération d’avocats qui plaidaient déjà sous Louis XV et Louis XVI, et qui avaient fait connaître les noms de Dupaty, de Jean de Sèze et de Martignac père. Puis, à l’aurore de la révolution, on avait écoulé avec admiration la voix des Vergniaud, des Guadet, des Gensonné. Quand ils eurent péri sur l’échafaud, tandis que la colère contre leurs faiblesses ou la pitié pour leurs malheurs partageaient en adversaires ou en partisans également passionnés tous ceux qui parlaient de leur mémoire, à Bordeaux on ne songeait qu’à leur incomparable éloquence ; amis ou ennemis de la révolution étaient d’accord pour l’admirer, tous répétaient que le barreau bordelais avait perdu sa force et sa gloire. Dès que le calme était revenu, dans cette armée décimée apparut, à la surprise générale, une nouvelle phalange ; néanmoins, sous l’Empire, la renommée de Laine, Ravez, Ferrère, Emerigon, de Saget, Peyronnet et Martignac fils n’aurait pas dépassé les limites de la province, si l’un d’eux, député au corps législatif, n’avait eu l’honneur de résister le premier, on sait avec quel éclat, aux ordres de Napoléon. Revenu et acclamé dans Bordeaux, Lainé y avait retrouvé cette haine de l’empire qui allait s’exhaler dans le soulèvement royaliste de 1814. À dater de ce jour, il n’y eut plus assez de faveurs pour récompenser la cité qu’on appelait la ville du 12 mars. Ses plus fameux avocats furent appelés à Paris. Non-seulement M. de Sèze, qui s’était imposé silence depuis l’héroïque et impuissante défense de Louis XVI, alla présider la cour de cassation, mais M. Laine devint président de la chambre des députés, et M. Ravez ne tarda pas à lui succéder dans cette charge, pendant que leurs confrères s’apprêtaient à prendre le chemin des chambres ou du ministère, en justifiant le mot de Louis XVIII : « Si je n’étais roi de France, en vérité, je voudrais être avocat à Bordeaux. »

C’est au milieu de ce barreau dispersé par l’ambition, à l’heure où l’arrivée à la chancellerie de M. de Peyronnet, devenu tout d’un coup garde des sceaux, allait ouvrir les portes de la magistrature à tant d’avocats, que M. Dufaure se faisait inscrire sur les listes du