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Veut-on le savoir ? écoutons-le lorsque, dans une de ses rares heures de découragement, il annonce à son père qu’il laisse le droit empiéter sur la littérature. « D’ailleurs, disait-il, n’est-ce pas l’avant-coureur de ma vie ? Je parie bien que M. Tripier n’a pas le temps d’ouvrir un ouvrage de littérature dans une année. Et celui qui veut la même vogue doit s’imposer les mêmes privations. Cependant, je te l’avoue, je ne crois pas que je me l’impose jamais. Il me semble que les lettres rendent la jurisprudence moins aride, ennoblissent le barreau et donnent plus d’éclat au savoir, elles font le charme de la bonne société, et un avocat n’est pas emprisonné au Palais ; elles sont une ressource dans toutes les afflictions de la vie. Un avocat qui n’est que jurisconsulte n’est bon que sous sa robe. Il n’a travaillé que pour le barreau ; le barreau seul a quelque agrément pour lui. Qu’il soit transplanté ailleurs, et tout ce qui l’environne sera étranger pour lui. Qu’il soit frappé du malheur, ses livres accoutumés lui seront-ils une consolation ? Que pourra-t-il y trouver qui parle à son cœur ? Je conçois bien que Dion Chrysostome, errant dans l’exil, sous les haillons de la misère, puisse se consoler avec un dialogue de Platon ou une harangue de Démosthène, mais je ne concevrai jamais que le recueil de nos lois ou le meilleur de leurs commentaires ait pu sécher une larme ou faire oublier une douleur. Je sais bien qu’on traite tout cela de folie de l’imagination, d’illusions de la jeunesse, qu’on parle aux avocats de cliens et d’écus. Cela est dégradant. Je crois ne jamais en venir là. » Évidemment il se réfugiait en lui-même pour trouver la poésie du désintéressement et l’idéal du beau, tandis que dans les salons où il se rendait de loin en loin, il rencontrait une prose banale et sèche bien faite pour étouffer ses aspirations. Il en sortait mécontent et froissé, s’en prenant aux hommes, ne ramenant sa pensée avec joie que sur ses auditeurs et ses rivaux de conférence. Son silence était pour les autres une énigme. L’un de ceux qui l’avaient accueilli cherchant à cette époque à peindre son caractère écrivait à son père : « Votre fils est laborieux ; il a l’ambition de parvenir. On m’en fait un grand éloge. Je ne lui reproche qu’une chose, c’est d’être trop réservé et trop resserré en lui-même, enfin de n’être pas assez expansif. Son moral est trop mûr ; vous voyez que le défaut n’est pas grand. »

Tel est pourtant le charme qu’exerce Paris que ce jeune homme fuyant toutes les distractions du monde, ne voyait pas approcher sans inquiétude le terme de son séjour. Ce fut pour lui un cruel sacrifice de quitter la vie paisible et libre qu’il y menait, de renoncer aux bibliothèques et aux cours pour se transplanter à Bordeaux. Il ne songea en s’y décidant qu’à son père et à sa mère, à