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grands bals de M. Laffitte ou de M. Ternaux, songe sans cesse à ces « réunions vraiment intéressantes et peu nombreuses, » où il ne peut avoir accès. Ne voyant dans la société que l’attrait frivole, il était résolu à la fuir et déclarait « qu’il est sage d’attendre pour se faire connaître du monde que la renommée soit établie. » Noble et singulier orgueil qui devait retarder l’heure de ses succès politiques, contribuer en même temps à tremper son caractère et qui nous fait comprendre les contradictions d’une vie destinée à être à la fois si publique et si renfermée. N’est-on pas tenté de se demander ce que serait devenu M. Dufaure si au travail acharné de ses laborieuses matinées il avait joint non les veilles prolongées des grands bals, mais les visites chez M. Casimir Périer, M. Laffitte, ou M. de Lafayette, s’il avait pu voir le baron Louis, avoir le bonheur d’écouter M. Royer-Collard, ou de rencontrer M. Villemain ailleurs que dans sa chaire de la Sorbonne. D’autres jeunes hommes de son âge les approchaient ; à l’heure où, retiré dans sa chambre solitaire, il écrivait ces lettres tout enflammées d’admiration pour leur éloquence, d’autres recueillaient de leurs bouches ces enseignemens que la tribune ne donne pas ; ils se préparaient à entrer dans l’action. En attendant que la chambre leur fût ouverte, ils faisaient leur éducation politique. Si M. Dufaure les avait vus de près, il fût resté à Paris, il aurait pris le premier rang dans le barreau de la restauration, se serait rencontré avec les rédacteurs du Globe, aurait été leur allié et leur défenseur, et c’est au milieu d’eux, en apprenant ce que valent pour le développement de l’esprit les liens de l’amitié politique qu’il aurait planté son drapeau et vu grandir ses forces.

Ce rêve hanta souvent l’imagination de l’étudiant. Lorsque dans ses lettres, il parle de Paris, lorsqu’il jette en passant un soupir de regret à la perspective de son départ, quand il énumère les ressources de tous genres qui sont offertes à l’intelligence, qu’il dépeint la médiocrité du jeune barreau, la possibilité de s’y faire une place et « de se tirer de la foule, » qu’il s’enflamme à la pensée des succès, aucune des jouissances intellectuelles que nous venons d’énumérer n’était étrangère à son imagination. Le fond de son caractère n’aurait pas changé ; il n’aurait jamais aimé à vivre dans les salons, mais, malgré lui, il aurait été attiré par les hommes de son âge, par la communauté des opinions et des goûts.

La rareté de ses relations à Paris, l’absence complète de réunions où il pût goûter dans le commerce des hommes les plaisirs de l’esprit, a exercé sur le développement de ses grandes facultés une influence qui explique son attrait un peu sauvage pour la solitude. Au contact d’esprits supérieurs, quelles ardeurs n’eût-il pas ressenties !