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beaucoup d’années, en dépit de momens de vrai désespoir intérieur et de bien rudes traverses extérieures. » Le succès vint le récompenser de tant de peine : il fut éclatant et dépassa de beaucoup les plus orgueilleuses espérances de l’auteur. Notre littérature était dotée d’un monument, qui restera pour tout écrivain un auxiliaire indispensable et qui ne sera certainement pas dépassé, durant un siècle au moins, quelles que soient les critiques de détail qu’on ait pu faire sur certaines lacunes ou imperfections qui disparaissent dans la beauté sévère et l’ordonnance du tout. Comme le disait Littré, pour une œuvre pareille, c’est le tout qui est le juge des parties.

Avec une joie naïve il calcule que la copie (sans le Supplément) compte 415,636 feuillets, qu’il y a eu plus de 2,200 placards de composition; que si le Dictionnaire était composé sur une seule colonne, cette colonne aurait plus de 37, 525m, 25. Il s’émerveille, à la réflexion, de tous ces beaux résultats, qu’il doit à la continuité d’un travail sans trêve et sans distraction. Il eut cependant un regret dont il resta inconsolable. « Mon dessein, dit-il, était de réunir à un repas de félicitation et d’adieu mes collaborateurs, mon éditeur, et quelques amis datant du collège ou à peu près. Devenu malade, il me fallut renoncer absolument aux réunions et au repas. J’espérais d’abord que ce n’était qu’un ajournement; mais j’espérais en vain. L’ajournement était définitif. Le temps n’amenda rien, il empira tout, et, en écrivant ces lignes, je tiens la plume d’une main débile et endolorie. »

En effet, la maladie était venue, lente, inexorable. Peu à peu, M. Littré fut tout à fait confiné dans sa chambre, presque cloué sur son fauteuil « et représentant assez bien le misérable Scarron que nous connaissons[1]. » Mais Scarron n’était pas médecin, et M. Littré avait cette triste supériorité de pouvoir analyser les signes et les progrès du mal. Il lui vient à ce propos une idée singulière : ce mal ne serait-il pas la conséquence du genre de vie qu’il a mené durant les quinze années de son Dictionnaire? — Il se donne à lui-même une consultation en règle; il tâche de se rappeler tous les symptômes héréditaires; il constate, en les séparant avec soin, les élémens de trouble individuels et la diathèse goutteuse que lui ont léguée ses ascendans, et il termine cette curieuse enquête par ce mot naïf : « J’innocente donc le Dictionnaire de toutes les perversions organiques qui m’affligent ! « Il consent bien à être malade, et d’une maladie qu’il sait incurable; mais il ne veut pas qu’on accuse le Dictionnaire. Tout est bien ou du moins tolérable si le Dictionnaire n’est pas coupable.

Cependant les honneurs étaient venus de toutes parts chercher

  1. Études et Glanures, p. 437.