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haute par des idées noires, il hésitait, nous dit-on, entre le mariage, un voyage lointain et le suicide. Sa mère le décida au mariage et choisit pour lui une personne intelligente, dévouée et qui, par surcroît fort inattendu, était pieuse. « La fille qui lui naquit, dit Sainte-Beuve, et qui a été plus tard si digne de son père, une aide intelligente dans ses travaux, fut élevée, selon la foi de sa mère, chrétiennement. C’est ainsi que ce philosophe, au cœur doux autant qu’à l’esprit élevé, comprend la tolérance et l’exerce autour de lui. Ce fut lui-même qui éleva sa fille, et, de même qu’il avait respecté toujours dans sa femme la piété qu’elle avait, il la respecta également dans sa fille avec une délicatesse et une douceur parfaites. » Un de ses amis intimes a raconté à notre savant confrère, M. Baudry, que Littré avait d’abord l’intention d’exposer à sa fille ses propres convictions lorsqu’elle serait d’âge à les comprendre, et de la mettre alors à même de choisir entre les opinions de son père et celles de sa mère ; mais que, le moment arrivé, il recula devant le chagrin qu’il aurait causé à sa femme : la bonté de son cœur se refusa à une épreuve de ce genre et, dussent les stoïciens de l’athéisme l’en blâmer, il jugea que cette expérience « ne valait pas les larmes qu’elle aurait fait couler. » M. Littré avait au plus haut point la sensibilité de famille ; on le vit bien dans tous les événemens graves de sa vie : en 1838, quand il perdit son frère Barthélémy, mort des suites d’un empoisonnement cadavérique ; en 1842, quand il perdit sa mère. Des témoins l’ont dépeint, dans ces deux circonstances, « fixe, immobile, la tête baissée près du foyer, dans une sorte de stupeur muette, restant des mois entiers sans travailler, sans toucher une plume ni un livre, et comme mort à tout. » Même au terme de la vieillesse et quand il eut dépassé les années qu’il fut donné à sa mère d’atteindre, le deuil, disait-il, le ressaisissait encore quand il pensait à la dernière nuit, à la nuit de mort, et l’amertume inondait son cœur. Mais les travailleurs n’ont pas le droit de se livrer innocemment à leurs plus légitimes douleurs, et c’est ce qui les sauve. M. Littré dut se remettre à écrire ; la vie autour de lui n’attendait pas et ne pouvait faire crédit à la mort ; un travail acharné put seul le tirer de cette crise, qui, prolongée, fût devenue fatale et se fût terminée, disent ses amis, par le suicide ou la folie.

En 1840, il avait lu les écrits d’Auguste Comte et s’était initié à la philosophie dont il devait devenir l’apôtre et à son tour le chef. Peu de temps après, il fit connaissance avec le maître lui-même et mit sa plume au service de l’homme qui avait fait briller à ses yeux de nouvelles clartés, jusqu’au jour où il fit schisme avec lui et se retira de son patronage immédiat. Mais, au début et pendant de longues années, il fut le scrupuleux sectateur de la doctrine ; il