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aux partis les plus avancés. M. Littré se félicitait, en faisant allusion à ces souvenirs de famille, que son père, embarqué pour l’Inde en 1791, « eût été sauvé du péril de prendre part aux violences du temps. « Il nous raconte à ce propos un épisode de cette traversée. L’équipage célébrant en pleine mer l’anniversaire de la prise de la Bastille, par une singulière rencontre, l’artilleur de marine força M. de Villèle, le futur ministre de la restauration, alors officier à bord, de danser d’assez mauvais gré, paraît-il, autour du grand mât une ronde composée par le jeune enthousiaste en vers quelque peu déclamatoires. Plus tard, fidèle à ses dieux anciens, le père de M. Littré disait souvent que Robespierre avait été calomnié et que son procès était à réviser[1]. Les relations intimes de la famille répondaient à la couleur de ces idées. C’était Vatar, l’imprimeur du Journal des hommes libres ; c’étaient les conspirateurs Aréna, Cerachi, Démerville ; c’étaient Second, auteur du Sensitisme, un philosophe aujourd’hui bien oublié, et Dufaure, l’historien de Paris. Ces deux conventionnels, autrefois divisés d’opinion, s’étaient réconciliés dans la haine des nouveaux pouvoirs. Une haine commune n’est-il pas le plus fort des liens politiques? Pourtant l’un des deux avait bien quelque grief contre l’autre. M. Second, de la montagne, quelques années auparavant, avait voté la mort de M. Dufaure, du marais, et celui-ci n’avait échappé qu’à grand’peine à la sentence. Quand on se retrouve après de pareils malentendus, il doit y avoir des deux côtés un moment d’embarras. On ne fut pas longtemps à se remettre. M. Dufaure convint galamment que, si les hommes du marais avaient été les plus forts, ils n’auraient pas traité d’autre façon les hommes de la montagne. Cette explication loyale fit disparaître toute trace de froideur.

Du côté maternel, mêmes affinités, mêmes traditions. Le grand-père, M. Johannot, fabricant de papier à Annonay, attaché, lui aussi, aux jacobins, avait été assassiné pendant la réaction thermidorienne par les compagnies du Soleil. La mère, Sophie Johannot, avait reçu de ce terrible événement une impression dont elle garda toujours l’empreinte. On le vit bien, le jour du coup d’état de brumaire, quand, au milieu du silence universel, elle apostropha rudement, dans le jardin des Tuileries, un député de son pays qui n’avait pas défendu assez énergiquement, à son gré, l’assemblée. Sainte-Beuve nous l’a dépeinte, d’après M. Littré, dans sa vive et forte originalité : « C’était une figure antique, habillée le plus souvent non comme une dame, mais comme une servante, en faisant l’office au logis, la femme de ménage parfaite, une mère aux entrailles ardentes, et avec cela douée d’une élévation d’âme et d’un sentiment

  1. Conservation, Révolution, Positivisme, 2e édition, p. 314.