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son odyssée à travers les idées et les passions contemporaines, s’efforçant jusqu’à son dernier jour de corriger ses erreurs, de combler des lacunes dans son éducation intellectuelle, attentif à rectifier son esprit, à compléter sa vie morale.

J’ajoute que l’emploi de ces témoignages personnels, tous relativement assez récens, permet de tenter une étude sur beaucoup de points nouvelle, la plupart des travaux qui ont été consacrés à M. Littré datant d’une époque déjà ancienne, quand il était trop tôt pour embrasser l’ensemble complexe de cette vie, quand il restait au chef du positivisme une longue carrière d’expériences politiques et intellectuelles à parcourir, bien des déceptions à subir, de longues années encore à vivre, à penser, à souffrir.


I.

Avant d’aborder l’examen de la philosophie de M. Littré, que nous réservons pour une prochaine étude, nous devons rappeler la suite des travaux qui ont rempli sa vie et qui ont été comme le cadre mobile dans lequel s’est développé cet esprit. C’est un noble plaisir de la vie intellectuelle que de se donnera soi-même des motifs d’honorer ceux dont on ne partage pas les doctrines. La discussion philosophique ne doit pas être une arène livrée aux luttes grossières et à la fureur des exterminations réciproques. Elle doit être un débat entre honnêtes gens, qui, en dehors des idées où le désaccord se produit, ont droit à leur estime mutuelle. C’est un devoir facile à observer quand il s’agit d’un homme comme M. Littré, chez qui l’on peut admirer un des beaux exemplaires de la nature humaine, un des types où se produisent dans tout leur relief la moralité la plus élevée, une sincérité absolue et le plus grand effort de la pensée active, régulière et féconde.

M. Littré n’a pas, à proprement parler, d’histoire en dehors de ses livres. Sa vie est tellement mêlée à ses travaux qu’on ne peut l’en séparer que par une sorte d’abstraction. Elle n’est, au vrai, qu’un acte de travail prolongé pendant plus de soixante ans. La conception de ses ouvrages, les recherches par lesquelles il les prépare, l’exécution, les circonstances qui la retardent ou la précipitent, voilà toute son histoire avec les évolutions diverses qui s’accomplissent dans ses idées, toujours en activité et comme en surveillance sur elles-mêmes.

Rappelons rapidement quelques dates et quelques faits pour fixer le cadre extérieur de cette laborieuse existence. M. Littré avait été formé à l’école et dans le culte de la convention. Son père, qui servait dans l’artillerie de marine en qualité de sous-officier, appartenait