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fait irruption et nous inonde ; à peine un souvenir survit-il en nous du combat qui vient de se livrer, et quand les accords de la fin ont cessé, nous éprouvons au fond de l’être un mouvement d’orgueil humain et je ne sais quelle édification salutaire du sens moral.

Gardons-nous bien pourtant de rien vouloir trop affirmer, la musique étant aux yeux d’un certain monde une science exacte comme les mathématiques, et comme telle, ne pouvant exprimer autre chose que des sons. « Fantaisie, mirages et jeu d’esprit, s’écrieront les théoriciens et les physiologistes. Voir dans une symphonie de Beethoven, dans un lied de Schubert ou de Schumann, toutes les idéalités que vous y voyez, c’est imiter ce personnage de Shakspeare qui découvrait plusieurs variétés de poissons et d’animaux dans un nuage. » La musique a son côté matériel, qui le conteste ? et cependant il faudra bien qu’on nous accorde qu’à l’exception de la poésie, elle est celui de tous les arts qui touche de plus près aux régions du pur esprit.

Dans l’architecture, le matériel employé s’impose à nous formellement sous les espèces de la pierre, du marbre et du bois que l’esprit a revêtus de son empreinte ; dans la statuaire, le matériel tient déjà moins de place, et dans la peinture il disparaît. Personne n’ignore de quels élémens un tableau se compose, mais quand vous êtes devant la Joconde ou devant la Madone à la chaise, vous oubliez généralement de vous occuper de la toile et de la fabrication des couleurs. En musique, l’immatériel est d’abord ce qui nous ravit et peu s’en faut qu’une science si profondément compliquée et subtile nous donne toutes les illusions de l’art contemplatif et rêveur par excellence, du seul vraiment immatériel : la poésie. C’est que, pour la musique, la période de formation est une étape depuis longtemps parcourue. Avec Sébastien Bach, l’architecture ayant dit son dernier mot, avec Haydn et Mozart l’ère psychologique a commencé, après quoi Beethoven est venu fonder le règne de l’esprit du raisonnement et de la critique. Combien sont-ils, ou plutôt combien ne sont-ils pas les adeptes de ce nouveau culte de la pensée extramusicale ? Mendelssohn, Chopin, Schubert, Schumann, Berlioz, Verdi (le Verdi de la Messe pour Manzoni). Je renonce à les nommer tous. Nous avons vu, au cours de cette étude, Zelter déclarer à Goethe qu’un motet de Palestrina lui donnait l’impression des grands horizons de la campagne romaine, et Zelter était un homme du passé, un de ces parfaits bourgeois que les Allemands traitent de philistins et sur qui les agitations de la vie moderne n’ont point de prise ; irons-nous moins loin que ce contemporain de Winckelmann, nous autres gens avisés du présent et de l’avenir ?

On nous reproche de rapporter à la musique les impressions que