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perspectives. Aussi, n’en déplaise à son titre, la Religieuse n’est-elle pas simplement une ballade ? C’est bel et bien un oratorio romantique in nuce. Le drame, cette fois, n’a qu’un personnage, mais dont l’âme est un foyer de résonance où viennent se répercuté toutes les voix du cloître : plaintes, prières, angoisses, gémissemens, cris de révolte et de blasphème. Quel désordre dans cette conscience ! que de sous-entendus dans son explosion ! L’insurmontable ennui de la réclusion, les troubles et l’épouvante du confessionnal et, planant au-dessus de tout, mêlée à tout, l’horrible pensée du renoncement forcé, la Vénus païenne attachée à sa proie et la dévorant. Misérable victime, quel refuge sera le sien ? L’espoir en Dieu. Après tant de sanglots, de soupirs, de regrets passionnés, d’éplorations brûlantes et navrantes, écoutez sur la dernière mesure cet Alléluia : la chapelle ouvre sa profondeur éblouissante du flamboiement des cierges, les encensoirs fument, l’orgue prélude, et tandis que te cantique divin qu’il accompagne monte vers la nef, il semble qu’elle s’écarte pour laisser les étoiles du ciel regarder dans cette âme et se réjouir au spectacle de son apaisement.

Nous citions plus haut la terrible parole de la prieure d’Arpajon : « Je suis damnée ! » La nonne de Schubert, non moins tragique, se résigne. Nous venons d’assister aux suprêmes déchiremens ; le monde, ni la jeunesse, ni l’amour n’ont désormais plus rien pour elle, que l’immolation s’accomplisse donc tout entière et ne cherchons pas ce que l’hosannah de sa délivrance peut contenir d’immense lassitude.

Beethoven a peint quelque part, mais alors sans arrière-pensée anecdotique ou romanesque et de la main d’un Michel-Ange, cette lutte des passions : « Le destin frappe à votre porte. » C’est le maître lui-même qui vous en avertit dès l’andante, s’efforçant de l’attendrir par la voix des flûtes : vaine imploration, le destin reste sourd. Le jour tend à se montrer, à peine vous le voyez poindre qu’un épais nuage se forme et l’obscurcit. Les basses grondantes, menaçantes, se déclarent et s’insurgent comme des esprits ténébreux contre la lumière promise au loin dans l’andante. Des plaintes douloureuses traversent l’air, des rires stridens, des bacchanales ramènent les premiers motifs amendés, travestis : à la place des effets de cordes en pleine résonance, les sourds pizzicati ; à la place du cor éclatant, le hautbois anémique ; nous atteignons ainsi le point le plus sombre ; de la lumière ou des ténèbres, qui triomphera ? La lumière. Les basses succombent n’en pouvant plus, la timbale accuse et prolonge son roulement, les violons se réveillent enfin, poussant le thème de plus haut en plus haut, jusqu’à ce crescendo des huit dernières mesures où, subitement, le voile se déchire ; la nuit bat en retraite ; avec le ton d’ut mineur triomphant, un océan de clarté