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visité la fontaine de Vaucluse au premier soleil : c’est un éblouissement, un tapage à ne plus rien voir ni entendre ; l’immense nappe d’eau s’écroulant de tout son poids rebondit de rocher en rocher en folles cascades dont l’écume irisée aux feux du jour nouveau se peuple insensiblement d’arabesques et de formes idéales ; la mélodie de Schubert a ce prestige, et sans être un mirage comme les visions du gouffre, elle éclôt radieuse des profondeurs tourmentées de l’accompagnement. Les motifs de Beethoven gagnent beaucoup à l’élaboration, à la main-d’œuvre ; plus ils sont tournés et retournés, plus ils s’étoffent et grandissent. Avec Schubert, c’est le contraire ; ses thèmes naissent achevés ; ils sont du premier coup ce qu’ils doivent être, et tout effort de dialectique n’y apporte que préjudice. Les symphonies de Schubert, ses quatuors et ses sonates pèchent par exubérance ; vous diriez un de ces jardins livrés à l’abondance de la végétation naturelle ; les fleurs y foisonnant sans culture, les arbres, poussant leurs branches au hasard, s’y étouffent sous l’étreinte des herbes grimpantes, et leur richesse même les rend impraticables. Schubert, dans ses œuvres instrumentales, subit l’inconvénient de sa nature débordante : les motifs l’encombrent ; il en a trop pour les développer. Autre chose est de ses compositions vocales, où le texte agit formellement ; la parole impose son frein et les esprits du rythme poétique tendant la main aux esprits du rythme musical, l’architecture du vers préside en quelque sorte à l’architecture du son. Schubert porte à l’extrême le sentiment de ces transpositions ; il sait éviter tout ce qui ressemble à du placage, découvrir les parallélismes, à ce point que certains morceaux, le Roi des aulnes, par exemple, vous font l’effet d’être écrits au moyen d’un chiffre hiéroglyphique traduisant le mot et l’image par le son. Zumsteeg, Tomascheck, Zeller, Reichardt, Löwe, combien sont-ils les musiciens que le poème de Goethe a médusés ? Si tous n’ont pas réussi également, tous ont bien mérité. Le Roi des aulnes de Reichardt est un conte populaire, celui de Tomascheck a du pathétique, mais peu de couleur. Quant à Löwe, sa transcription vient tout de suite après l’œuvre de Schubert ; quelques-uns même la placent à côté. Impossible pourtant de méconnaître l’influence du maître, surtout dans le début et vers la fin. Je n’ignore pas quelle critique on pourrait faire à Schubert ; ce cantabile, par exemple, trop phrasé, trop amoroso qu’il prête au principal personnage, donnant à son roi, des aulnes des attitudes de ténor italien. Chez Löwe, le crépuscule du surnaturel s’étend partout ; le spectre passe dans son nuage : un souffle de voix, mystérieux, un chuchotement et c’en est assez : das Kind ist todt. Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Schubert survit et survivra, car si telle autre pleine de talent offre un attrait à nos curiosités d’artiste, elle seule, jaillie de source, nous