Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux lecteurs de la Revue. Ceux qui m’ont fait l’honneur de lire le Secret du roi, et qui me font l’honneur plus grand encore de n’en avoir pas perdu tout souvenir, savent qui était cet abbé de Broglie, connu à la cour et dans tous les mémoires du temps sous le nom du grand abbé : caractère d’ecclésiastique original, qui respectait la lettre des devoirs de son état en s’affranchissant absolument de leur esprit, et dont le président Hénault fait en deux mots le portrait que j’ai cité : il était intrigant sans ambition, et indécent sans qu’on eût rien à reprocher à ses mœurs. J’ai ajouté que les ressources d’esprit et l’absence de scrupules dont il ne tirait parti, ni pour son profit, ni pour son plaisir personnel, il en faisait usage pour servir les intérêts de sa famille. Dans le cas présent, il n’avait garde de les négliger, et ils ne pouvaient être en de meilleures mains. De l’abbaye de Vaux-en-Cernay, tout proche de Versailles, dont il était titulaire et où il affectait parfois de faire de longues retraites, il s’était ménagé les moyens d’être toujours averti à temps de tout ce qui se passait à la cour, et il était à portée d’accourir dès que sa présence était réclamée. Dès le jour même où son frère avait été expédié en Bohême, il avait commencé à dresser ses fils et à mettre ses batteries en campagne. Mais, connaissant trop bien son monde pour attendre jamais soit du roi, soit de Fleury un parti tranchant et décisif, bien loin de semer la discorde entre son frère et Belle-Isle, — il avait tout fait d’abord pour la prévenir. Puis, n’ayant pu y réussir, tout son art consistait à tâcher de persuader à Fleury que ces dissidences étaient l’œuvre de subalternes et de sous-ordres qu’on pouvait mettre aisément à la raison et que rien ne serait plus aisé que de faire vivre les chefs en paix ; seulement il fallait, disait-il, qu’on leur partageât la besogne, en laissant à l’un la diplomatique et à l’autre la militaire, et en tenant la balance égale entre le conquérant et le négociateur.

Pour mieux assurer l’équité de cette répartition, il s’efforçait d’obtenir soit pour son frère, soit pour ses neveux, des marques de la confiance royale pareilles à celles dont Belle-Isle avait su faire combler ou lui-même ou les siens. C’est la tactique qu’il déroule dans des lettres aux divers ministres, dont il envoyait régulièrement copie soit au maréchal lui-même, soit à la maréchale sa belle-sœur, qui était restée à Strasbourg, le tout assaisonné d’un mélange de réflexions judicieuses et de rapprochemens inattendus, de propos pieux et de railleries d’un sel caustique, de passages de l’Écriture et de saillies d’un goût douteux qui lui avaient fait la réputation du plus amusant des causeurs, mais du plus redouté des critiques.

On croit l’entendre par exemple rappeler au contrôleur-général Orry l’état déplorable où son frère a trouvé l’armée de Bohême.