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nation. Le plus grand nombre ne doit pas entendre un mot des paroles que les orateurs prononcent en plein air, avec une voix assez faible. Ils n’en écoutent pas moins, dans un recueillement que rien ne parvient à troubler, debout, sous un soleil de plomb. Parfois on voit voltiger en l’air des tourbillons de petits papiers qui, emportés par le vent, vont tomber çà et là. Ce sont des annonces que des industriels américains saisissent ainsi l’occasion de distribuer. En France, ce serait une cause de rires et de bousculades ; ici, personne n’y fait attention, tout le monde étant absorbé dans l’intérêt de ce qui se passe. Ceux, en très petit nombre, qui entendent sont-ils cependant en état de comprendre ? C’est une question que je me pose pour un homme d’un certain âge, campé en face de nous, la lèvre pendante, l’œil morne, l’air usé, et abruti par le travail, mais qui n’en paraît pas moins boire avec délices toutes les paroles. qu’il recueille. Une mauvaise pensée me traverse l’esprit : je songe au comice agricole décrit par Flaubert dans Madame Bovary, mais je chasse bien vite ce souvenir pour prêter toute l’attention dont il est digne, au discours qui doit être la pièce de résistance de la cérémonie, à la centennial oration prononcée par M. Winthrop, président de la société historique du Massachusetts.

Le discours de M. Winthrop, prononcé par lui d’une voix forte malgré ses soixante-douze ans, a duré environ deux heures et demie. Pour moi, il n’y en a pas une page que je n’aie écoutée avec un vif intérêt. L’ayant relu depuis avec soin, je me suis fortifié encore dans l’impression que c’était, dans ce genre toujours assez ingrat des discours d’inauguration, un des plus accomplis qu’on puisse lire, et j’en ai compris mieux encore tous les mérites depuis que j’ai su les difficultés particulières à la situation de l’auteur. M. Winthrop est originaire de l’état du Massachusetts dont il a été longtemps un des représentans au congrès. Or le Massachusetts a été le berceau du parti abolitionniste dont l’ardente propagande anti-esclavagiste a si fort contribué à la rupture entre le Nord et le Sud. C’était donc pour lui une tâche assez délicate que de prendre la parole comme orateur national sur le sol de la Virginie, qui a été, au contraire, le centre de la résistance contre le Nord et le théâtre de tant de combats meurtriers. M. Winthrop a touché à cette difficulté dès le début de son discours avec une parfaite convenance, et il l’a résolue en représentant le choix qui avait été fait de lui pour prendre la parole dans cette circonstance patriotique comme le gage d’une réconciliation et d’un retour de la Virginie et du Massachusetts, « à ces vieilles relations d’amitié et de concorde qui existaient aux jours de leurs pères, et sans lesquelles il n’aurait pu y avoir ni capitulation à Yorktown, ni Union, ni indépendance, ni constitution. »

Il est entré ensuite dans le cœur de son sujet en remontant aux