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main (des vers de Washington, et des vers d’amour !) que j’ai découverts dans les archives du département d’état.

« O dieux ! comment se peut-il que mon pauvre et faible cœur ait résisté si longtemps à votre force et à votre puissance pour succomber à la fin sous les traits de l’Amour et saigner, comme il le fait aujourd’hui à chaque heure du jour, pour celle qui est sans merci pour ma souffrance et qui ne veut pas prendre pitié de moi ! Ah ! que je voudrais m’endormir au milieu de mes plus cruels ennemis, et qu’avec joie j’accepterais de ne me réveiller jamais ! Permettez qu’un repos trompeur vienne fermer mes paupières, et qu’enlevé dans un songe, je puisse m’endormir dans le bercement d’un calme et doux sommeil[1]. »

Ces vers juvéniles ne prouveraient point d’ailleurs que, depuis son mariage, il n’ait pas été scrupuleusement fidèle à la noble femme qui vint si souvent partager sa vie au milieu des camps, et qui, après sa mort, resta près de dix-huit mois sans sortir de sa chambre, assise auprès d’une fenêtre d’où elle pouvait voir le tombeau de son mari, jusqu’au jour où elle alla le rejoindre : vrai type moderne de la matrone romaine, calme et froide au dehors, ardente et passionnée dans le fond.

Et nous glissons toujours sur les eaux lentes et silencieuses du Potomac. Peu à peu, les rives s’écartent et disparaissent presque à l’œil. Le fleuve s’élargit et devient un bras de mer. A la nuit tombante, des feux qui s’allument et tremblotent au ras de l’eau signalent seuls la terre. Point de vent ; aucun bruit ; à peine le clapotement des petites vagues contre les flancs du bateau ; un grand silence, un grand calme, une grande paix. Après cette existence agitée des jours derniers, je suis un peu avide de ces sensations oubliées, et jusqu’à ce que l’obscurité soit tout à fait venue, j’en jouis délicieusement.

Nous devons, pendant la nuit, descendre la baie de la Chesapeake,

  1. Voici le texte exact de ces vers que je crois inédits et que j’ai pu copier aux archives du département d’état, grâce à l’obligeance du bibliothécaire, M. Théodore Dwight :
    Oh Ye Gods why should. my poor resistless heart
    Stand to oppose thy might and power,
    At last surrender to Cupido’s featherd dart,
    And now lays bleeding every hour,
    For her that’s pitiless of my grief and woes,
    And will not on me pity take.
    I’ll sleep amongst my most inveterate foes,
    And with gladness never wish to wake.
    In deluding sleepings let my eyelids close
    That in an enraptured dream I may
    In a soft lulling sleep and gentle repose.