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les ports militaires, créations à proprement parler de ces derniers temps, sur lesquels se reposent les trois grandes puissances européennes dont on peut dire qu’elles tiennent en leurs mains les destinées du monde. Quelles que soient les conjectures que l’on puisse faire, les craintes ou les défiances que puissent inspirer les découvertes de la science et leur application à l’art de la guerre maritime, trois au moins de ces ports semblent devoir rester ce qu’ils sont de nos jours, c’est-à-dire défier toute surprise, braver toute attaque à force ouverte : ce sont les ports de Wilhemshaven, de Nicolaïef et de Chatham ; tous trois sont inaccessibles aux thornycrofts les plus rapides et les plus subtils ; leur éloignement du rivage de la mer les met à l’abri d’un bombardement à distance.

Ces deux conditions d’inviolable sécurité, nos ports de guerre les remplissent-ils ? Non.

Cherbourg, ouvert à toutes les surprises, est un nid à bombes et à obus. Les lueurs de l’incendie de Sweaborg, dès 1854, éclairent d’un jour sinistre le sort qui l’attend à la plus prochaine guerre maritime. Les passes extérieures et le goulet de Brest peuvent être franchis en quelques heures de nuit par des thornycrofts, en quelques heures de jour par une flotte bravant peut-être avec impunité les fortifications qui les défendent. Lorient, dont le mouillage intérieur est fermé à toute surprise, peut être incendié du large et détruit en quelques heures. Rochefort, dont le port intérieur est protégé contre toute attaque par son éloignement de la mer et le cours sinueux et resserré de la Charente, n’est accessible ni à nos cuirassés d’escadre ni même à nos grands croiseurs. Toulon, que les jetées récemment achevées mettent à présent à l’abri d’une surprise de torpilleurs, reste toujours sous le coup d’un bombardement trop facile. Tel est, résumé en quelques lignes, l’état exact de nos ports militaires, telles les conditions qui nous sont faites par les transformations accomplies dans la constitution des marines de guerre, transformations dont, par un singulier retour des choses de ce monde, un gouvernement français a été le plus ardent promoteur. Toutes les arguties de mots au service d’idées vraies peut-être autrefois, absolument fausses aujourd’hui, tous les sophismes de la vanité nationale se trompant inconsciemment, sciemment peut-être, tous les paradoxes abritant l’irrésolution, pour ne pas dire l’incurie, sous le respect de traditions historiques, ne changeront rien à cette situation. Là est la vérité, toute la vérité, et cette vérité s’impose avec toutes ses « angoisses patriotiques » à ceux qui croient encore à la France, à qui ses destinées tiennent encore au cœur, pour qui n’ont pas été perdus les sombres enseignemens de « l’année terrible. » Cette vérité, l’Europe la connaît, mais la France l’ignore.