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LA PASTORALE DANS THÉOCRITE.

ques, ou réels ou de fantaisie, des échanges d’invectives et de proverbes caustiques, des souhaits de l’âge d’or appliqués aux fleuves du pays, le Crathis et le Sybaris, des admonestations aux moutons et aux chèvres, la peinture de leur félicité dans leurs pâturages s’entremêlent dans une capricieuse incohérence. Cette rapide mobilité des thèmes forme comme les détours et les surprises d’une fuite où le coureur cherche à mettre en défaut une poursuite obligée de repasser sur toutes ses traces. C’est donc une lutte de souplesse et d’agilité entre deux improvisateurs qui s’efforcent, l’un de déconcerter son rival par l’imprévu de ses évolutions, l’autre de ne jamais rester à court. La difficulté d’invention est égale pour tous deux ; si l’un doit renouveler à chaque instant les motifs du chant bucolique, il faut que l’autre en fournisse sur-le-champ des reproductions originales.

Les imitations, même celles de Virgile, ne donnent qu’une idée incomplète de Théocrite. Ce mouvement, cet imprévu, ce caprice, très sensibles dans la ve idylle, ne sont qu’imparfaitement reproduits dans la iiie églogue du poète latin ; de même qu’il s’en faut que le charme de la viiie idylle, plus faite pour tenter la grâce élégante de son génie, ait passé tout entier dans sa viie églogue ! Le vers admiré de Fénelon

Aret ager, vitio moriens sitit aeris herba,

est bien heureusement expressif, et il semble qu’on ne puisse rendre avec une concision plus pénétrante la souffrance de la nature, qui apparaît, aux yeux d’un amant, désolée par l’absence de sa maîtresse ; mais comparez au grec : comme tout, dans ce passage et ailleurs, est d’une poésie plus pleine, plus mollement abandonnée, plus vivante ! Il y a des traits que le poète latin, qui pourtant choisit et prend partout la fleur, n’essaie même pas de rendre ; par exemple, celui-ci :

« Non, ni les domaines de Pélops, ni l’or de Crésus, ni une vitesse qui devance les vents ne me tenteraient ; mais sous ce rocher, te tenant serré dans mes bras, regardant mes moutons paître tranquilles, je lancerai mes chants vers la mer de Sicile. »

Quel tableau bien grec de volupté pastorale ! Mais laissons le détail, qui nous entraînerait à citer indéfiniment, et continuons à marquer d’une manière générale les formes et les progrès du chant alterné ou, suivant l’expression grecque, amœbée.

Dans la viiie idylle, cette perle du recueil de Théocrite, la lutte à la fois ardente et aimable des deux beaux enfans se compose de deux parties. La seconde rappelle par la disposition les deux chants

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