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torale se composait de porcs et de chèvres. Pour nous, le plus intéressant, ce sont ces sentimens qui paraissent à la fois si appropriés au milieu où ils naissent et à la fable du poème. Quelle merveille, au point de vue de cette double convenance, que le discours du cyclope à son bélier favori !

« Ô cher bélier, pourquoi sors-tu ainsi le dernier de la caverne ? Jusqu’ici, tu ne restais jamais en arrière. Toujours, le premier de beaucoup, tu vas brouter les molles fleurs de la prairie, marchant à grands pas ; le premier, tu arrives au courant des fleuves ; le premier, tu t’empresses de revenir le soir à l’étable : maintenant tu marches le dernier de tous ! Est-ce donc que tu t’affliges au sujet de l’œil de ton maître, qu’a pu aveugler, après avoir dompté ses esprits par le vin, un misérable aidé par d’odieux compagnons, Personne ? Je dis qu’il n’a pas encore échappé à la mort. Ah ! si tu partageais mes sentimens et si tu pouvais prendre une voix pour me dire où il évite ma colère, brisé contre le sol, son cerveau jaillirait de toutes parts dans la caverne !… »

Ulysse est là, sous la main du géant qui caresse le dos du noble animal ; suspendu au ventre du bélier, il entend ces menaces : un seul mouvement, et elles peuvent s’accomplir ; c’en est fait du succès de cette ruse qui, en ce moment même, trompe si complètement le cyclope. Mais qu’est-il besoin de commenter ce qui est si nettement expressif ? Chacun saisit sans aucune peine cet heureux mélange d’un comique naïf et spirituel et d’une émotion qui se partage entre les deux personnages : entre les deux, car nous sommes tout surpris de la sympathie que nous éprouvons pour le monstrueux berger, en découvrant dans ce cœur fermé à tous les sentimens humains ces liens naturels d’affection qui l’unissent au compagnon de sa vie sauvage.

Les longues scènes qui se passent dans la cabane d’Eumée offriraient de même plus d’une expression des sentimens propres aux mœurs pastorales, plus d’un tableau dans le genre de l’idylle champêtre. Il en est un qui m’a toujours particulièrement charmé par son caractère de vérité intime. Il nous peint les jouissances de l’hospitalité pastorale sur l’âpre rocher d’Ithaque et dans la dure vie qu’y mènent les bergers. Pendant une longue et froide nuit d’hiver, Ulysse et son hôte prolongent la veillée, tandis que les porchers en sous-ordre dorment ; ils mangent et boivent en écoutant tour à tour le récit de leurs aventures feintes ou vraies : « Nous deux dans la cabane, buvant et mangeant, charmons-nous l’un l’autre par le souvenir de nos souffrances ; car les douleurs aussi sont plus tard une source de plaisir pour l’homme. » Réflexion touchante, née de l’expérience de ces temps antiques où la vie est une lutte constante contre la violence des hommes ou celle des éléments ! bien digne d’un