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LA PASTORALE DANS THÉOCRITE.

chent les flots de l’épopée homérique, et leur libre élan dépasse du premier coup les limites qui s’imposeront à une poésie plus artificielle.

Il y a dans Homère d’autres peintures, d’un style moins élevé et d’un art moins délicat, où paraît ce qui formera le fond primitif de l’idylle bucolique, ce qu’elle empruntera directement à la nature : la vie rustique avec les sensations qui lui sont propres, rendues simplement et dans leur plénitude. Même dans les peintures du bouclier d’Achille, où le poète décrit une œuvre d’art et ne reproduit pas immédiatement la réalité, certains traits saisissent l’imagination. Ainsi, après le tableau de l’activité des moissonneurs et des botteleurs, cette image du roi qui, sur la ligne des javelles, le sceptre à la main, se tient muet et le cœur pénétré de joie, c’est la jouissance que procure l’abondance des biens de la terre personnifiée sous la forme expressive de cette sorte de royauté patriarcale. « À l’écart, sous un chêne, ajoute Homère, des hérauts préparaient pour le repas un grand bœuf qu’ils avaient sacrifié, tandis que les femmes, pour la nourriture des travailleurs, le saupoudraient abondamment de blanche farine. » C’est bien cet idéal primitif qui plus tard reparaîtra si souvent dans les rêves de l’humanité fatiguée : la vie renfermée dans la satisfaction facile des besoins les plus simples, après le travail matériel qui sollicite la nature à pourvoir à la subsistance de ses enfans.

Si l’Iliade, le poème guerrier, admet pour le contraste ces tableaux paisibles de la vie des champs, ils s’étalent pour ainsi dire de plein droit dans l’Odyssée, qui est en grande partie une épopée domestique. Aux aventures merveilleuses, à la peinture des monstres qui épouvantaient la facile imagination des Grecs de l’âge épique, s’y mêlaient, sans que leur foi établît aucune différence, les détails réels des mœurs champêtres, principalement des mœurs pastorales. La vérité du tout n’en était que mieux acceptée par eux. Il suffisait au poète de tracer des peintures exactes ou de présenter l’image de l’abondance, pour que ces simples intelligences, ravies de retrouver leurs impressions familières et de rencontrer comme la réalisation idéale de leurs rêves habituels de fortune, éprouvassent un plaisir égal à celui que leur procuraient les prodiges et les scènes pathétiques. Polyphême, avec sa stature gigantesque et son œil unique, est d’ailleurs un berger très réel ; quand il s’en va vers la montagne, il dirige en sifflant les beaux troupeaux que nourrissent les gras pâturages de la Sicile. Sa caverne, cette sanglante prison où il enferme Ulysse et ses compagnons, est en même temps une bergerie modèle. L’aménagement du parc construit par le divin porcher Eumée pour ses six cents laies était fait pour plaire aux habitans de ces îles rocheuses comme Ithaque, où la richesse pas-