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Rien ne subsiste donc ni du second, ni du troisième chef d’accusation, pas, plus que du premier. Mais, en supposant, ce que rien ne confirmé, que Fleury eût entretenu à Vienne un agent timide et secret, chargé de sonder les dispositions de Marie-Thérèse et de pénétrer les divisions de son conseil, quel parti pourrait-on tirer dans la cause de cet acte aussi innocent qu’insignifiant ? En quoi cette petite manœuvre de police, très usitée en diplomatie, utile peut-être à la cause commune, ressemble-t-elle à cette négociation continue, presque officielle, dont nous avons suivi tous les détails, — négociation poursuis-vie sans relâche par Frédéric, à l’insu et aux dépens de ses alliés, — tantôt suspendue, tantôt reprise, mais toujours tenue en haleine, mise en quelque sorte sur une ligne parallèle à celle des opérations militaires, de manière à pouvoir à tout moment choisir entre la paix et la guerre, au gré d’une fantaisie et d’un intérêt personnel ? Et que dire de ces armées autrichiennes deux fois échappées des mains du vainqueur, avec permission de se porter en liberté sur les derrières des armées françaises pour les écraser ? Comment cet acte inouï, brutal, qui n’a d’analogue que la défection sur le champ de bataille, pourrait-il être excusé par le soupçon plus ou moins fondé de quelque intrigue vraie ou fausse tramée à Versailles au fond du cabinet d’un ministre ? En vérité, pour s’autoriser de tels rapprochemens, il fallait toute la hardiesse de Frédéric ; de même qu’il faut toute la sottise de nos écrivains pour s’y prêter.

Concluons que rien dans ces récriminations impuissantes ne fournit à la défection prussienne l’apparence d’une justification. Il est, à la vérité, un autre ordre d’idées où Frédéric aurait pu se placer, sinon avec plus d’avantage pour lui-même, au moins en causant plus d’embarras à ses contradicteurs. Prenant le verbe plus haut et faisant les honneurs de son caractère avec une franchise qui ne lui a pas toujours répugné, il pouvait fermer la bouche à la France et la faire rentrer en elle-même. En quoi vous ai-je trompée ? pouvait-il lui dire, et le début de ma vie royale ne vous avertissait-il pas de vous mettre en garde ? Un souverain qui, pour son coup d’essai, entre à main armée dans une province paisible, sans prétexte et à la faveur d’une équivoque, pour dépouiller une femme sans défense, fille de son bienfaiteur, n’avait-il pas lui-même donné la mesure du prix qu’il attachait à sa parole ? Quand il mettait si peu de scrupule à s’emparer du bien d’autrui, pouvait-on croire qu’il en apporterait davantage dans le choix des moyens propres à le garder ? Et la France, qui, pour s’associer à cette inique agression, avait violé elle-même les engagemens formels d’un traité récent, n’avait-elle pas perdu par là même le droit de rappeler soit amis, soit adversaires, au respect de la foi jurée ? A l’âge de Fleury, n’y avait-il pas une naïveté excessive à se plaindre d’être