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avoir une idée assez présente de toutes ses façons de parler pour les si bien imiter. Un petit citoyen fait de petites choses, comment voulez-vous que cela s’imagine ? Cette seule phrase ne permet pas de le méconnaître ; mais de savoir, ajoutait la marquise, comme elle court ; c’est ce qui me paraît surnaturel[1]. »

Voltaire, revenu de ses alarmes, n’était pas le moins intrigué et ne réussissait pas plus qu’un autre à comprendre comment sa lettre, échappée du portefeuille de Frédéric, était en quelque sorte tombée des nues en plein Paris. « Dieu et le diable, écrivait-il à Frédéric, savent ce qu’est devenue la lettre que j’écrivis à Votre Majesté sur la fin de juin dernier et comment elle est parvenue en d’autres mains. Je suis fait, moi, pour ignorer le dessous des cartes. J’ai essuyé une des plus illustres tracasseries du monde, mais je suis si bon cosmopolite que je me réjouirai de tout. » Frédéric en lui répondant, essaya de lui persuader que ce n’était ni Dieu ni le diable, mais tout simplement un commis de poste qui avait fait tout le mal, et Voltaire fit semblant de le croire. Mais l’explication n’en était pas une, car en supposant (ce qui est peu probable) que Voltaire n’eût pris aucune précaution contre les trahisons parfaitement connues de la poste d’alors, et en admettant (ce qui est certain) qu’en ce cas le cardinal eût eu directement connaissance de la lettre, on ne voit pas quel intérêt il avait à donner aux plaisanteries piquantes dont il était l’objet le retentissement d’une publicité inutile. Aussi le dernier biographe de Voltaire n’hésite-t-il pas à faire une autre hypothèse qui, plus étrange au premier aspect, est pourtant plus vraisemblable. Il ne craint pas d’affirmer que ce fut Frédéric lui-même qui, pour attirer Voltaire à sa cour et le forcer, malgré les pleurs de Mme du Châtelet, à quitter la France, imagina ce moyen de lui rendre le séjour de Paris impossible. Tel que Frédéric nous est connu, la conjecture est plausible et pour la beauté du fait, on voudrait qu’elle fût démontrée[2].

Il faut supposer que cette illustre tracasserie, comme Voltaire l’appelle, lui avait laissé, toute sa vie, un souvenir singulièrement pénible, car c’est ainsi qu’on peut expliquer, dans son histoire du Siècle de Louis XV, écrite plus de vingt ans après, une lacune qui, sans cette circonstance, serait vraiment incompréhensible. On aura peine à croire, en effet, que dans ce récit si remarquable par l’exposé précis et l’enchaînement rigoureux des faits, il y en a un qui est

  1. Le président Hénault à Mme du Deffand, 13 juillet 1742. — Mme du Deffand au président Hénault, 17 juillet 1742.
  2. Desnoiresterres, Voltaire et la Société au XVIIIe siècle, t. II, p. 330 et suiv. — Voltaire à Frédéric, juillet 1742. — Frédéric à Voltaire, 7 août 1742, — (Correspondance générale.)