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véritablement son esprit, et on en trouve la trace à cette date à toutes les pages de sa correspondance. Il y perd en vérité par momens le sens pratique qui était sa qualité principale. Ses soupçons continuels, qui auparavant avaient l’air de simples prétextes, s’exprimant maintenant dans des confidences intimes avec ses ministres, prennent un caractère de sincérité. Jugeant les autres par lui-même, il croit à tout moment démêler à Versailles quelqu’un de ces desseins profonds dont lui seul était capable, servi par quelqu’un de ces artifices dont il était coutumier. Tout l’alarme : la présence d’un envoyé saxon à Paris recèle l’arrière-pensée de changer à son détriment les conditions du traité de partage ; les efforts du ministre français à Saint-Pétersbourg pour réconcilier la Russie et la Suède sont les préliminaires d’une coalition formée dans le Nord pour le prendre un jour à revers ; un propos du cardinal de Tencin au pape, destiné à rassurer le pontife sur les conséquences de la conquête de la Silésie par un prince protestant, est une atteinte portée d’avance à la soumission de cette province ; un Français, établi en Toscane, qui vient à Vienne pour ses affaires, est le porteur d’une proposition de paix clandestine. Il n’y a pas jusqu’à l’augmentation des troupes françaises, tant de fois sollicitée par lui, qui ne lui paraisse, à certains jours, passer la mesure et présenter une apparence menaçante. Sur des indices de cette importance, il ordonne à son ministre à Paris, Chambrier, de sonder avec soin (genau sondiren) ce que le cardinal a dans le cœur, et Chambrier exécute ses instructions avec tant de zèle que le cardinal, impatienté par cet espionnage, finit par s’en offenser et que le roi est obligé de modérer lui-même l’ardeur inquisitive de son envoyé et de lui recommander de ne « pas se montrer (ostensiblement du moins) si furet. » Fleury avait sujet réellement de se plaindre, car en lui supposant tant d’intrigue au service de tant d’ambition, on lui faisait plus et moins d’honneur qu’il ne méritait. Aujourd’hui que toutes les archives sont ouvertes, rien n’est curieux comme de comparer la jalousie inquiète des dépêches prussiennes avec l’inquiétude d’un tout autre genre qui se montre à toutes les lignes de celles du ministre français ; un seul sentiment y règne : la crainte de mécontenter un allié suspect, mais nécessaire, et une soumission humble et épeurée à ses moindres caprices[1].

Encore si Frédéric eût été seul a éprouver cette irritation contre la France et l’alliance française, peut-être serait-il venu à bout de se calmer lui-même et de prendre patience. Mais la même

  1. Pol. Corr., t. II, p. 13, 23, 15. — Droysen, t. I, p. 382, 385, 386. — Vincent à Amelot, 17 février, 1er mars 1741. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères. )