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gauche, les intransigeans, sans parler, bien entendu, de la droite, qui reste une minorité au milieu de toutes ces évolutions de ses adversaires. C’est la pulvérisation des partis victorieux. Où trouver une force réelle et suffisante dans cette confusion ? Sur quoi pourrait s’appuyer un ministère qui prétendrait avoir des opinions précises sur toutes les affaires du pays et suivre un système de conduite coordonné ? Le gouvernement reste faible parce qu’il ne sait jamais ce qu’il peut oser, jusqu’où il peut aller, dans quelle mesure il peut se promettre le concours des forces parlementaires dont il a besoin. La majorité est plus faible encore parce qu’elle ne sait pas elle-même où elle est, ni ce qu’elle veut, ni quel ministère elle serait disposée à soutenir. Le plus clair avec tout cela est qu’on vit de transactions successives, d’expédiens de scrutin, en évitant de s’expliquer à fond, de peur de se brouiller ou de tomber dans des confusions nouvelles. Le président d’un de ces groupes qui viennent de se former disait récemment, avec la naïveté d’un esprit toujours disposé à ne douter de rien, que le moment était venu de « passer aux actes, » qu’on avait assez discuté, qu’il fallait mettre la main à l’œuvre pour tout réformer. Il en parlait à l’aise. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on prodigue ces déclarations présomptueuses. Il y a longtemps qu’on a dit qu’il fallait enfin aboutir, qu’il fallait se mettre à l’action pratique. C’est là justement la difficulté ! Dès qu’on prétend « passer aux actes, » on se sent embarrassé, on va de l’impuissance à l’agitation stérile, de la médiocrité des conceptions aux utopies désorganisatrices. Ministères et partis semblent atteints du même mal ; ils ne savent plus trop où ils en sont, et la raison de ce mal d’impuissance agitée, c’est que depuis assez longtemps peut-être, depuis quelques années particulièrement, on semble avoir perdu par degrés le sens des conditions supérieures de la vie publique. On ne fait plus de la politique avec des idées, avec des principes, même, si l’on veut, avec des illusions généreuses ; on fait de la politique avec des préjugés, avec des passions vulgaires et intéressées, avec de petites tyrannies de parti ou de secte, et on finit par arriver à cet état singulier où tout se déprime et s’altère, où peu à peu l’on se détache de toutes les vraies et nécessaires habitudes de gouvernement en même temps que de toutes les traditions libérales.

Si, à l’heure qu’il est, en effet, il y a un phénomène frappant et douloureux dans la politique régnante, c’est l’affaiblissement de cette tradition libérale qui se confond depuis un siècle avec la vie de la France. Ce n’est pas qu’on ait cessé d’invoquer cette tradition. Jamais peut-être on n’a autant abusé de tous ces mots de libéralisme, de progrès, de réformes ; ils sont dans tous les discours, dans tous les programmes. Ils sont l’étiquette obligée ; seulement ils n’ont jamais été moins compris, plus dénaturés, plus détournés de leur sens, et ils finissent par servir à déguiser d’étranges réalités. Il n’y a que quelques jours,