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ses comptes-courans. » MM. de Rothschild consentiront-ils à se laisser médiatiser par le docteur Dühring ? S’ils n’y consentent pas, que fera le docteur ? Qu’ils appréhendent ses coups de tête ! Platon était un jour en train de rêver et il contait ses songes à ses disciples. Quand il eut cessé de parler, l’un d’eux lui dit : « Et puis vous vous réveillâtes ? » M. Dühring est un rêveur qui ne se réveillera jamais.

Nous doutons que la violente polémique dirigée de toutes parts contre les juifs allemands leur ait jamais causé de bien vives inquiétudes. Quoique le gouvernement prussien n’ait rien fait pour les rassurer, pour leur mettre l’esprit en repos, ils n’ont pu craindre que les lois d’exceptions préconisées par certains prédicateurs de cour et par certains philosophes eussent aucune chance d’être adoptées. Grâce à Dieu, comme on l’a dit, il est quelquefois plus facile d’écrire une sottise que de la faire. Les choses sont restées dans l’état, les droits des juifs ont été respectés. Ils en ont été quittes pour essuyer des lardons et des injures auxquelles ils ont répondu de leur mieux. Ils ne sont pas demeurés en reste, ils ont rendu trait pour trait, brocard pour brocard, affront pour affront, et ils ont manqué d’excellentes occasions de se taire. Ils n’ont pas usé dans cet orageux conflit de cet esprit de conduite, de cette mansuétude tenace, de cet entêtement dans la patience, qui ont fait si souvent l’admiration et le désespoir de leurs ennemis. Dans un roman fort remarquable que George Eliot a consacré à leur gloire et qui vient d’être traduit en français[1], l’illustre écrivain a peint avec une amoureuse complaisance un certain Mordecaï qui possède toutes les qualités de sa race, l’inaltérable patience « et cette souplesse du génie hébreu pour qui la difficulté ne signifie pas autre chose qu’un moyen nouveau à trouver. » Ce Mordecaï est le plus doux, le plus inoffensif, le plus renfermé et le plus méprisant des hommes. Quand on vient le déranger dans ses méditations et dans son silence, il se roule en boule comme une chenille et il attend que l’insulteur ait passé, que les vents du ciel aient balayé l’insulte.

Le secret de la patience est la foi, et Mordecaï est un croyant : « Que mon cœur, dit-il, demeure dans la pauvreté ! Que mes mains soient celles d’un ouvrier ! mais que mon âme soit un temple de souvenirs, dans le sanctuaire duquel repose l’espérance ! » Il se console de tout par d’audacieuses visions. Il a conçu le projet de rendre la Palestine à son peuple : « Nous possédons en nous un fond de sagesse assez grand pour inventer une politique juive nouvelle, aussi simple, aussi forte, aussi juste que l’ancienne, pour instituer une république où régnera la sainte égalité. Alors notre race aura comme un centre

  1. Daniel Deronda, par George Eliot ; traduction de Ernest David ; Calmann Lévy, 1882.