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mémoire d’Haman est demeurée infiniment chère à M. Dühring, qui mène encore son deuil. A vrai dire, ce grand homme avait médité le massacre des Israélites et la pendaison de Mardochée ; mais M. Dühring répond que cela faisait honneur à sa prévoyance. Ce fatal événement. est toujours présent à son esprit et l’empêche de dormir, il y revient à cinq ou six reprises dans son livre. Il revoit sans cesse ce gibet, l’iniquité triomphante, les grâces funestes de la reine Esther attirant dans ses blanches mains le sceptre d’or d’Assuérus, et le rouge de la colère lui monte aux joues. Il ne dit pourtant pas : « Massacrons les juifs ou ils nous massacreront. »

Les plus grands philosophes ont leurs inconséquences. Quelque admiration qu’il professe pour Jean-Paul Marat et quoiqu’il reproche aux hommes de la commune de n’avoir pas égalé ce sublime modèle, quoiqu’il les accuse d’un excès de scrupules, d’une sensibilité romanesque qui les a empêchés de tailler dans le vif et d’exercer dans toute sa rigueur la sainte justice du peuple, le docteur Dühring ne laisse pas d’avoir comme eux quelques scrupules, et comme eux il recule devant certaines extrémités. Il ne demande pas deux cent mille têtes ; à proprement parler, il ne veut la mort de personne. Il souhaite seulement que tous les gouvernemens civilisés forment entre eux une sainte alliance, une vaste ligue internationale contre la race maudite, qu’ils adoptent d’un commun accord toutes les mesures nécessaires pour l’atteindre dans son accroissement comme dans sa richesse, pour la mettre hors d’état d’exercer aucune influence dans la société. Le salut public exige qu’elle soit assujettie à un régime spécial ; le bonheur des peuples, l’avenir de l’Allemagne, sont à ce prix. Les lois d’exception n’ont rien qui répugne à ce libre penseur. En vain lui alléguerait-on des raisons d’humanité et de tolérance civile ; il déclare qu’on ne doit pas la tolérance aux intolérans, qu’elle n’est faite ni pour les jésuites ni pour les juifs. Il se pique cependant d’être libéral, il s’en explique dans quelques pages fort entortillées, et la conclusion qui s’en dégage est que la seule liberté qui mérite d’être garantie est la liberté du bien. Il va sans dire que le bien est ce qui convient au docteur Dühring, que le mal est ce qui lui déplaît. Nous connaissons de vieille date cette théorie et ce genre de libéralisme. Il a fleuri jadis en Espagne, c’était celui des inquisiteurs chargés d’extirper les infidèles, de rechercher exactement les hérétiques et de les brûler à petit feu, pour prévenir la contagion. Il est curieux de constater que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un philosophe allemand se contente d’être libéral à la façon « d’un rechercheur anthropokaie. »

Parmi les mesures d’exception que M. Dühring recommande à la sérieuse attention des gouvernemens, il en est quelques-unes qui avaient été proposées avant lui, il en est d’autres où se révèle toute l’originalité de son génie. Avant le docteur Dühring, M. Stocker, prédicateur de