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acclamations et de ces cris de joie, tourna les yeux vers moi et portant la main à la couronne de Charlemagne qu’il avait sur la tête, il me fit signe que c’était au roi seul qu’il devait l’éclat dont il jouissait. » N’oubliant pas pourtant, même dans l’ivresse du succès, à quel homme il avait affaire, Belle-Isle ne négligeait pas de dresser tout de suite le compte de ce qu’avait coûté cette grande opération ; il était sûr que l’économie ne ferait qu’en relever le mérite : — « Il faut payer, disait-il, ce qu’on a promis : 200, 000 francs au neveu de l’électeur de Mayence, avec une abbaye de 25, 000 ; 20, 000 écus au ministre, 2, 000 au secrétaire, autant au valet de chambre, et de 15, 000 à 20, 000 francs au directoire de Mayence. Jamais grande affaire ne s’était faite à si bon marché. » Il n’ajoutait pas à la vérité que, depuis quinze jours, il tenait table et maison ouvertes, que tous les électeurs venaient souper chez lui tour à tour avec leur suite, et que le nouvel élu avec la nouvelle impératrice lui avaient promis d’en faire autant le lendemain de leur couronnement ; à la manière dont il savait faire les choses, il y avait là un supplément de compte en perspective dont Fleury, en bon calculateur, dut faire sans peine la supputation[1].

Aussi, dans la réponse qui lui fut faite voit-on, au milieu des plus chaudes félicitations, percer cette préoccupation économique. Les complimens les mieux tournés remplissent, à la vérité, seuls, la lettre autographe de Fleury : « Je ne doutais pas du succès, dit-il, mais c’est un si grand événement qu’il est difficile d’être tranquille jusqu’à ce que tout soit-consommé. Tout l’honneur vous est dû : vous ne le partagez avec personne. Vous voulez bien m’y associer, mais je vous répondrai ce que Charles IX répondait à un consul de Guyenne qui le louait sur la bataille de Jarnac ; il lui tourna le dos en lui disant qu’il le prenait apparemment pour son frère, le duc d’Anjou ! » Mais dans la lettre ministérielle jointe à la même date à ce billet intime, les louanges sont tempérées par cette réflexion finale : « Il faut maintenant travailler à la paix et tâcher que la France, après tant de peines, de risques et de dépenses, en retire aussi quelque avantage[2]. »

Les communications télégraphiques n’existaient pas alors et les nouvelles, parties de tous les points du monde, ne se croisaient pas à toute heure, répétées par mille gazettes, ce qui laissait aux politiques et aux diplomates quelques momens, après les grands événemens, pour respirer, pour se recueillir et même pour se livrer à la

  1. Belle-Isle au roi, 27 janvier 1742. — A Amelot, 28 janvier. — (Correspondance de l’ambassade à la diète. Ministère des affaires étrangères.) — Belle-Isle à Fleury, 12 janvier 1741. Cette date est manifestement erronée. — (Ministère de la guerre.)
  2. Fleury à Belle-Isle, 26 janvier 1742. — Amelot à Belle-Isle, même date. — (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)