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été effectivement arrêté et soumis à une détention sévère. Le désir de rendre Aristote juge entre le sophiste et le roi me semble également probable. Je crois qu’Alexandre suspendit ce procès à l’issue duquel était intéressée sa bonne renommée, avec l’intention de prendre un jour Aristote pour arbitre ; je ne crois pas qu’après un si long délai, il eût voulu donner cours à de stériles et odieuses représailles. La mort de Callisthène frustra sa générosité. Le philosophe ne mourut pas sur la croix ; il mourut plus vraisemblablement, comme l’affirme Charès, « d’obésité et d’une maladie pédiculaire. »

Ne se dégage-t-il pas de cet épisode une grande leçon pour les hommes de gouvernement ? Ils doivent, ce me semble, y regarder à deux fois avant de toucher aux gens d’esprit. La mémoire d’Alexandre a plus souffert de la mort de Callisthène que de la condamnation de Philotas et du meurtre de Parménion. Tout ce qui faisait, à cette époque, métier de buriner l’histoire, prit, d’un accord tacite, parti pour la victime. Les écrivains modernes eux-mêmes se sont crus, sur cette question brûlante, obligés de serrer leurs rangs ; on eût dit qu’on venait de frapper un des leurs. Le roi, dans sa colère, ne voyait qu’un homme justement châtié ; il armait contre lui une légion ; l’empereur Julien n’eût pas commis cette faute. Armé, comme Alexandre, de la puissance souveraine, l’auteur du Misopogon ne voulut se venger des habitans d’Antioche que par une satire ; le grand apostat n’en restera pas moins dans l’histoire, quelque protection que puissent lui accorder les bruyans partisans de la liberté absolue des lettres, bien au-dessous de l’élève d’Aristote. Ce vaillant émule de Marc Aurèle, ce héros austère, qui donna sur le trône l’exemple de toutes les vertus, n’était pas fait, dans sa philosophie étroite, pour atteindre à la hauteur morale où nous verrons s’élever, de degré en degré, Alexandre. Le fils de Philippe est le seul conquérant dont les vaincus aient porté le deuil : semblable gloire ne sera jamais à la portée de l’intolérance d’un sectaire. Les premiers colonisateurs du monde, possesseurs d’un empire qui semble devoir rivaliser un jour d’importance avec l’Inde anglaise, les Hollandais, s’il faut appeler ce petit peuple qui a fait de si grandes choses par son nom, regrettent-ils encore d’avoir pris Alexandre plutôt que Julien pour modèle ? Lequel des deux, je le demande à nos soldats, comme à nos philosophes, devons-nous, en Algérie, songer à imiter ?


JURIEN DE LA GRAVIERE.