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l’eût appelé à régnersur des esclaves. Depuis longtemps il ne sait plus entendre une voix indépendante et fière. Attale, Philotas, Parménion, Alexandre de Lynceste, le gendre d’Antipater, Clitus enfin ont été récompensés de leurs services par la mort. Tous ces meurtres, les Macédoniens auraient pu, à la longue, en perdre le souvenir ; ce qu’ils ne pouvaient supporter, c’était de se voir sacrifiés aux barbares. »

On a souvent accusé Quinte-Curce d’abuser des harangues ; la réponse que Quinte-Curce met, en cette occasion, dans la bouche du roi est pourtant quelque chose de mieux qu’une amplification de rhéteur ; on y sent le souffle d’un grand politique. « Est-ce pour convertir en désert plus de la moitié du monde que les Grecs sont venus en Asie ? Les peuples vaincus versent aujourd’hui leur sang pour consolider la conquête qui les a mis sous le joug ; ils se disputent l’honneur de contribuer à reculer les limites d’un empire fondé à leurs dépens par les armes étrangères. Eût-il été plus habile de leur apprendre à maudire la victoire et le nom des envahisseurs ? » L’empereur Napoléon a fait plus d’un emprunt à l’historien romain : que n’a-t-il médité ces paroles empreintes d’une si profonde sagesse ! Il n’eût point eu à faire à Sainte-Hélène la pénible confession que ne put retenir son cœur : « C’est la guerre d’Espagne qui m’a perdu ; les Espagnols se sont conduits comme un homme d’honneur ; je n’y puis trouver à redire. » Alexandre habitua si bien la Sogdiane et la Bactriane à la soumission, que, de toutes ses conquêtes, ce fut peut-être celle qui eut le plus de durée. C’est en grande partie avec des Sogdiens et des Bactriens qu’il a envahi l’Inde. Si jamais les Sogdiens et les Bactriens vouaient au puissant empereur de toutes les Russies les sentimens que sut leur inspirer Alexandre, les possessions britanniques en Asie courraient, je le crains, un grand danger.

On ne saurait assurément exiger d’un peuple conquérant, naturellement porté à l’insolence, qu’il se place de prime-saut au niveau de ces hautes pensées qui furent, de tout temps, l’apanage exclusif du génie, le rôle de la philosophie serait peut-être de les lui faire comprendre. Comment ! ce sont des philosophes qui osent blâmer Alexandre d’adopter l’habillement et les usages des Perses ! Alexandre, en effet, a revêtu la robe de Darius, mais il a donné à l’Asie le vêtement moral de la Grèce. Il l’a si complètement transformée qu’elle n’est plus médique. Cyrus, revenant au monde, ne la reconnaîtrait pas ; quelques années encore, et il n’y serait pas compris. L’Asie, pénétrée par la civilisation nouvelle, aura perdu jusqu’au souvenir de sa langue ; conquise par les Normands, l’Angleterre a gardé la sienne. Est-ce donc payer trop cher une assimilation sans exemple dans l’histoire que de prendre la peine d’en dissimuler la marche irrésistible par quelques concessions extérieures ?