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les appelait, plus paisibles et plus sobres, en leur refusant l’occasion périodique de boire et de délirer ? Dieux tutélaires de l’hospitalité et de la navigation, Castor et Pollux n’offraient aucun prétexte aux transports bachiques.

La coupe n’en circule pas moins avec autant d’activité que de coutume. Clitus, qui devait partir le lendemain, se trouve malheureusement au nombre des convives. La mission qui lui est échue lui paraît à bon droit une disgrâce déguisée. Partager avec Éphestion le commandement de la cavalerie et se voir tout à coup relégué à l’extrémité du monde, dans une contrée rebelle et indomptée, n’était-ce pas plus qu’il n’en fallait pour exaspérer l’humeur déjà aigrie du capitaine le moins endurant de l’armée ? Pas n’est besoin d’avoir assisté au banquet de Maracande pour savoir comment les choses ont dû s’y passer : sur le premier prétexte venu, Clitus aura lâché la bride à son caractère bourru et frondeur. Quinte-Curce et Plutarque mettent dans sa bouche des vers d’Euripide : je ne l’aurais pas supposé si lettré. Les uns prétendent qu’Alexandre se mit lui-même à exalter ses exploits et à ravaler les hauts faits de Philippe : voilà bien, à coup sûr, l’hypothèse la plus invraisemblable ! Les autres admettent qu’on chanta des vers injurieux contre les Macédoniens qui venaient de se laisser surprendre par Spitamène. Ceux-là pourraient bien avoir raison : Arrien enfin soutient que l’irritation de Clitus ne fut provoquée que par les flatteries outrées qui étaient adressées au roi. L’entretien roulait sur les Dioscures ; un des convives observa que jamais ces deux frères n’avaient rien fait qui n’eût été surpassé par Alexandre ; un autre renchérit et fit, à son tour, litière de la gloire d’Hercule ; un troisième déplora que l’envie empêchât les héros de recevoir de leur vivant les honneurs divins qui leur étaient dus. Si de pareils propos se fussent échangés devant Kléber, on devine par quels haussemens d’épaules et par quels sourires sarcastiques il les eût accueillis. Hoche disait, non sans raison, que ce grand soldat était la plus méchante langue de l’armée. Clitus, sous ce rapport, ne valait pas mieux. Il se contenta cependant de murmurer d’un ton grondeur et d’une voix étranglée quelques mots : « C’était, suivant lui, un plus fâcheux usage encore de n’inscrire sur les trophées dressés après la victoire que les noms des rois. Pourquoi leur faire honneur d’une gloire que le sang d’autrui avait payée ? »

Alexandre n’avait entendu qu’à demi, mais il connaissait Clitus. Il soupçonna sans peine que quelque trait malicieux venait de sortir de la bouche du maussade convive. Il interroge les personnes qui l’entourent ; un silence rempli d’embarras répond seul à ses questions réitérées. Cependant Clitus, de plus en plus excité par le vin, commençait à hausser la voix. Il rappelait maintenant les grandes