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gouvernement la terreur. Des populations entières disparurent sous son glaive. Les Grecs qu’il transplantait sur ces lointains confins ne se soumettaient pas sans murmure à ses ordres ; tout finissait cependant par plier sous l’arrêt de cette volonté qui avait pris, au fur et à mesure que s’agrandissait sa tâche, l’inflexibilité du destin. Un officier, Ménandre, refusait d’accepter le gouvernement d’une forteresse ; Alexandre, nous raconte Plutarque, le tua de sa propre main ; un Perse, Orsodatès, osa lever l’étendard de l’insurrection ; le roi le perça lui-même de flèches. Alexandre seul était de taille à imposer silence « à ces têtes maudites, » qui, au risque de tout perdre, n’hésitaient pas, en présence de populations frémissantes et de soldats exténués, à faire, dans leur insolence imprudente et brutale, la leçon au roi. Pour que l’armée ne soit point engloutie par la vague toujours prête à se refermer sur elle, il faut deux choses, dont l’une dépend des dieux et l’autre de la sagesse des Macédoniens. Il faut d’abord qu’Alexandre vive ; il faut aussi que les pays subjugués ne conçoivent point d’alarmes au sujet du respect promis à leurs coutumes religieuses et à leurs institutions sociales. C’est un grand deuil pour une âme supérieure, éprise d’un but sublime, que de n’être point comprise de la foule impatiente et frondeuse. Quel est l’homme d’état qui n’ait eu, en sa vie, besoin des trois jours que Colomb demandait à ses équipages ?

Alexandre était fait pour inspirer un dévoûment idolâtre ; la chaleur même de ce sentiment tendait à l’entourer d’inquiétudes jalouses et chagrines, toujours prêtes à se traduire en murmures, en plaintes, en revendications de plus en plus amères. C’est en effet le propre de la jalousie d’éprouver le besoin de consoler sa peine avec le mépris de ce qu’elle craint de perdre ou s’imagine, à tort ou à raison, avoir déjà perdu. Les vétérans d’Alexandre auraient voulu faire le vide autour de leur roi, le garder pour eux tout entier. « Les beaux blancs-becs que ces somatophylaques, les Perdiccas, les Léonatus, les Ptolémées ! On les avait vus devant Halicarnasse : si le vieil Atharias n’avait ramené tous ces jeunes soldats découragés au combat, l’armée n’aurait pas encore dépassé le promontoire sacré. C’est pourtant avec cette jeunesse, dira-t-on, qu’Alexandre a conquis l’Asie. Qu’en conclure ? Que le frère d’Olympias ne se trompait guère quand il prétendait qu’en Italie il avait eu des hommes à combattre, tandis que son neveu ne rencontrait pour adversaires en Asie que des femmes. »

Tous ces propos inconsidérés n’auraient pas été de grande conséquence si l’excès des fatigues n’eût incliné l’armée à la rébellion ; dans l’état des esprits, il était à craindre qu’ils ne finissent par trouver de l’écho dans le camp et par diminuer le prestige dont Alexandre, non pour la satisfaction d’un puéril orgueil, mais pour