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exprimer. Il peut y avoir des sentimens si déliés, si profonds, si mystérieusement dissimulés dans les replis de l’inconscience qu’ils échappent aux prises du langage ordinaire. Il peut y avoir des idées si ténues, ou si complexes, ou si difficiles à démêler qu’il y faut des instrumens d’une précision, d’une pénétration tout à fait nouvelle et tout à fait singulière. Et de là, nous dit-on, non pas d’aucune impuissance ou maladresse, ce style heurté, surchargé d’intentions de toute sorte, et de qui la clarté de la phrase, la correction de la langue, la netteté du tour sont le moindre souci, — pour ne rien dire de la logique du développement et de l’harmonie de la période. Mais, outre qu’il nous semble que ce devrait être précisément le contraire, et que ce qu’il faudrait amener au dernier degré de clarté, c’est ce qu’il y a de plus vague dans la sensation, de plus délié dans le sentiment, de plus obscur enfin dans la pensée, ou se dispenser alors de s’en occuper et le laisser à de plus habiles ; on conviendra que la psychologie, la physiologie même, seraient vraiment à trop bon marché s’il y suffisait d’avoir dénaturé le sens des mots, ou retourné sur la tête une phrase qui se tenait à peu près sur ses pieds. Car enfin, c’est une chose nouvelle que de vouloir bénéficier de ce qu’on est inintelligible pour être déclaré profond ; et que nous pardonnions la faiblesse de l’exécution, non pas même à l’originalité des intentions, mais bien, comme c’est ici le cas, à la hauteur des prétentions. De grandes prétentions soutenues de mauvais succès, c’est ce qui s’est appelé de tout temps la médiocrité dans l’art. Eh ! de par les dieux, oui ! faites passer dans vos phrases tous « les frissons de nervosité » qu’il vous plaira, mais du moins que ce ne soit pas à la fois aux dépens de la grammaire, de la logique et de la clarté !

Quelles sont cependant, et pour aller au fond du procès, les « sensations indescriptibles » que M. de Goncourt se soit jamais efforcé de noter ? Cherchez et cherchez longtemps ; joignez ensemble les deux frères ; après avoir lu la Faustin relisez Germinie Lacerteux, ou de la Fille Élisa retournez à Renée Mauperin ; vous n’en trouverez que de deux sortes ; les sensations artificielles et les sensations morbides, celles qui sortent du domaine de la psychologie pour entrer dans celui de la pathologie, et celles qui ne sont pas nées avec nous, mais que nous nous donnons, les sensations de l’alcoolique ou du mangeur d’opium. Or, tant s’en faut que ce soit là être naturaliste qu’au contraire c’est être romantique. Le propre du romantisme, c’est l’étude de l’exception. M. de Goncourt n’a jamais étudié que des exceptions. C’est pourquoi, comme tout se tient, et que la fin commande en quelque sorte et détermine les moyens qui servent à l’atteindre, il est instructif, curieux, et même plaisant de voir ce naturaliste, dans ce roman de la Faustin, mettre tour à tour en œuvre tous les moyens extraordinaires dont on se servait au temps des Bug Jargal et des Han d’Islande.