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d’un esprit supérieur au sien, ce qui serait d’ailleurs une assez fâcheuse qualité sous presque tous les rapports, voyez-vous d’ici cette lutte entre un civilisé venu de France, sorti de la société la plus pacifique et la plus honnête, depuis un an, deux ans, cinq ans au plus s’il s’agit d’un juge de paix, et un être dont la vie s’est passée à chercher les sens obscurs, à lire la pensée dans le regard, qui doit connaître et discerner sans peine la flagornerie du Maure, la perfidie du Bédouin, la ruse du juif, la dissimulation, la rancune.

L’interprète ! mais c’est l’ennemi le plus dangereux que l’on puisse avoir, et voyez un peu quel est le fonctionnaire devant qui les Arabes tremblent le plus dans un canton. L’interprète est l’homme de qui Talleyrand aurait pu dire que la parole ; lui a été donnée deux fois pour déguiser doublement sa pensée. Le magistrat pliera bon gré mal gré devant un interprète qui ne lui sera pas moralement et scientifiquement inférieur, et alors que deviendra l’autorité en pareilles mains, si l’adage a raison, qui dit : Traduttori, traditori ?

Notre conclusion peut se deviner facilement. Il y a lieu de scinder partout, comme on l’a déjà fait dans les grandes villes, les attributions multiples de l’interprète. Nulle part l’interprète judiciaire ne saurait être traducteur assermenté. C’est là un abus criant, une monstruosité que des actes publics soient confiés à des mains aussi inhabiles, que les titres les plus sérieux, les actes judiciaires ou notariés, les jugemens puissent reposer sur une base aussi frêle qu’une traduction faite souvent par un quasi-illettré, comme les parquets en connaissent tant, s’il est vrai que la moitié des jugemens de cadis en appel doivent être retraduits par les interprètes des tribunaux.

Mais c’est horriblement difficile à faire, une traduction d’arabe en français, et vous qui avez passé huit ans de vos plus belles années a apprendre la version latine, avez-vous idée de ce qu’est une langue dans laquelle, pour ne parler que d’un genre de difficultés, beaucoup de mots peuvent avoir le sens ancien ou moderne, selon l’origine, le degré d’instruction ou simplement le caprice du rédacteur ? C’est ainsi que, dans les descriptions de limites, le nord peut être aussi le nord-ouest et l’est le midi. D’autre part, les sujets manquent absolument, même avec l’indulgence, pourtant excessive, des examinateurs. Et puis si vous voulez, non pas conserver, il n’est plus temps, hélas ! mais renouveler les grandes traditions de nos études orientales, qui chargerez-vous de cette noble mission ? Est-ce le courtier judiciaire, préoccupé d’attirer des citations à l’huissier pour avoir occasion de les traduire, des titres arabes à l’audience aussi pour les traduire, des titres français chez le cadi, toujours pour les traduire, à 3 ou 4 francs le rôle, en allongeant et répétant le plus qu’il se peut, marchandant le prix de son travail avec le Bédouin défiant, et consentant un rabais,