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de l’indépendance de notre patrie, la pensée nous est venue tout naturellement de poser le fondement d’une unité intérieure de l’esprit allemand et de cultiver d’un commun accord une science qui, plus que toute autre, est apparentée à la politique, dont elle est la mère et l’institutrice, » Remarquez ces mots : tout naturellement, étranges pour nous, qui ne sommes pas habitués à contempler sans obstacle l’immense horizon du passé, et ces autres : union intérieure, à méditer par nous qui nous contentons si aisément de l’union apparente et superficielle des esprits. Les mêmes écrivains, à la fin du premier volume de leur revue, révèlent encore l’objet de leur œuvre par ces lamentations mêmes que l’état de leur patrie leur inspire : « L’Allemagne ressemble non à un individu de sang et de chair, de tête et de cœur, mais aux disjectis membris poetœ. » Ces savans avouent donc hautement l’intention de servir la patrie allemande. Eux et leurs élèves n’en passent pas moins leur vie à chercher la solution de tous les problèmes historiques, sans se préoccuper d’une application immédiate des vérités qu’ils découvrent. Ils savent seulement que leur travail ne sera point perdu ; qu’il est possible, grâce à eux, d’apprendre l’histoire de l’Allemagne à tous ses enfans, et de faire pénétrer dans leurs esprits le sentiment et l’idée de la solidarité qui unit le présent au passé, les vivans aux ancêtres, afin que chacun d’eux, sentant sa valeur accrue et sa responsabilité agrandie, conçoive au lieu de la vanité, qui est un danger, cet orgueil national qui est l’assiette solide du patriotisme. Sans doute ils sont exposés au péril d’exagérer les vertus allemandes, et ils n’y échappent point. En outre, l’érudition germanique a la passion vilaine d’exciter l’Allemand à la haine de l’étranger ; elle excelle à ramasser dans l’histoire la plus reculée tout ce qui peut être employé à salir le nom et l’honneur de la France; mais de pareils excès ne sont point obligatoires, et, de ce qu’ils sont commis, il ne faut pas conclure que l’historien doive s’exiler de sa patrie et, pour être vrai, se faire cosmopolite. Chaque grand peuple a joué un rôle déterminé, acquis un génie propre, rendu des services constatés à la communauté humaine. L’historien chez chacun de ces peuples a le devoir de mettre en pleine lumière le rôle de son pays et de chercher jusque dans le détail des questions les plus obscures les manifestations diverses du génie national. Il est donc légitime de convier à l’avance la future légion des historiens à interroger tous les témoins connus ou inconnus de notre passé, à discuter et à bien comprendre leurs témoignages, pour qu’il soit possible de donner aux enfans de la France cette pietas erga patriam qui suppose la connaissance de la patrie.


ERNEST LAVISSE.