Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/878

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’histoire de la France est à faire et ne sera faite que lorsque des escouades d’ouvriers munis de bons instrumens auront défriché toutes les parties du champ. La besogne est commencée, il est vrai ; nos grands érudits du XVIIe et du XVIIIe siècles ont marqué les voies qu’il faut suivre et dessiné les cadres dont il faut renouveler le contenu; mais les bras manquent à la tâche ; le nombre des historiens est très petit et l’intérêt pour l’ancienne histoire de notre pays presque nul. C’est là un très grand mal, de grave conséquence, et dont il faut rechercher les causes avant de parler des remèdes que l’on essaie aujourd’hui.

La première cause du discrédit où est tombée notre histoire est la destinée même de la France. La révolution n’a laissé subsister chez nous aucun des monumens d’autrefois, j’entends ces monumens vivans qui durent en d’autres pays : royauté, sacerdoce, classes ou corporations, villes et pays privilégiés, dont les privilèges, contraires à la raison, sont fondés en histoire. Il suffit d’un monument de pierre, église, manoir ou maison de ville pour arrêter même le voyageur ignorant et provoquer ses questions : quels hommes ont fait cela? quand? pourquoi? Mais si le prêtre est dans l’église et qu’il soit encore membre d’une corporation à qui la perpétuité de l’usage donne des privilèges dans l’état: s’il reste au châtelain quelque ombre des droits seigneuriaux d’autrefois ; si le lord-maire, siégeant dans la maison commune, y garde la charte d’affranchissement, le passé persiste sous les yeux des vivans pour entretenir la curiosité publique. Ces êtres historiques, familles, classes, corporations, en ont la religion et le défendent contre l’oubli : ils donnent à l’historien à la fois le moyen de le remettre en lumière et cet encouragement nécessaire qui est l’intérêt même qu’ils prennent à ses travaux. Ces secours manquent en France à l’historien. Certes notre passé vit au fond de notre être pour former notre tempérament national ; mais il n’a point laissé de traces visibles. C’est affaire d’érudition de reconstituer l’ancienne société française, comme d’étudier les sociétés grecque ou romaine. Ajoutez que la révolution, qui a tenté cette expérience héroïque de faire vivre tout un peuple selon les lois de la raison, nous a façonnés à ne comprendre et à n’aimer que le simple, l’axiome ou, comme on dit eu politique, le principe avec ses conséquences logiquement déduites. Toute complication nous répugne. Il faut à des Français plus d’efforts qu’à d’autres hommes pour se reconnaître au milieu de ces vieux édifices de tous styles, où les annexes s’enchevêtrent autour du corps principal, brisant leurs lignes les unes contre les autres, parce qu’elles ont été bâties sans ordre préétabli au cours de la longue vie d’un peuple.

Nous avons, il est vrai, une façon de nous intéresser à notre histoire :