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qu’ils seront uniquement les serviteurs de l’islam et les ennemis des chrétiens.

Après avoir montré combien les ressorts politiques, administratifs et financiers de la Turquie étaient affaiblis, usés, détruits, est-il besoin d’examiner de nouveau ce rêve insensé du panislamisme et de prouver qu’un pays dont toutes les ressources matérielles et morales sont aussi profondément atteintes, ne saurait que se perdre en essayant de le réaliser ? Il y a eu depuis quelque temps une détente à Constantinople et à Tripoli. Le sultan a fait envoyer à la France des assurances amicales ; les bateaux de guerre qui partaient pour l’Afrique se sont arrêtés. En même temps, on a fait des propositions alléchantes aux créanciers turcs, et les journaux de Stamboul se sont mis à prêcher le progrès, la liberté, l’accord avec l’Europe. Se laisser prendre à de telles apparences serait enfantin. Si les bateaux restent dans le Bosphore, les émissaires du sultan continuent à affluer en Afrique, la guerre sainte est prêchée partout, les espérances de l’islam sont plus orgueilleuses que jamais. On n’a pas besoin d’avoir une connaissance très approfondie du caractère turc pour juger à leur vraie valeur la portée des manifestations politiques au moyen desquelles on essaie d’endormir l’attention de l’Europe sur les menées et les manœuvres du panislamisme. Un peu de clairvoyance et de bon sens suffisent. Si la France, uniquement absorbée par sa politique intérieure et par ses querelles intestines, détourne les yeux de l’Afrique et de l’Orient, elle se préparera de cruelles surprises, et peut-être paiera-t-elle très cher l’inertie malheureuse qu’elle persiste à apporter dans les questions extérieures. Par elle-même, la Turquie n’est pas dangereuse ; mais si faible, si mortellement atteinte qu’elle soit, son agonie risque d’être fatale à bien des puissances qui n’auront pas su la prévoir et s’y préparer. M. Thiers répétait souvent : « La Turquie peut mourir, mais son cadavre empestera l’Europe durant cinquante ans. » Rien de plus vrai. La Turquie n’est pas encore morte, mais ses convulsions dernières ne sont pas moins dangereuses que ne le serait l’infection de son cadavre. En réveillant partout le fanatisme musulman, en s’imposant la tâche de l’exciter coûte que coûte contre les nations chrétiennes, elle s’épuise elle-même sans doute, elle brave le suicide, mais elle provoquera des crises où elle ne sera pas seule atteinte et dont beaucoup d’autres souffriront avec elle, sinon autant qu’elle.

Je ne voudrais pourtant pas pousser trop loin le pessimisme, ni sonner le glas funèbre de la Turquie, comme on l’a fait si souvent, alors qu’elle a peut-être devant elle de longues années de vie. Dieu me garde de prédire sa fin prochaine ! Trop de prédictions