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voulait envoyer en campagne. Le ministre des finances, ayant appris l’affaire, ordonna à son tour que le blé fût tout simplement vendu et que le produit en fût versé dans ses coffres presque vides. Restait le grand-vizir, qui avait bien aussi quelque droit de se prononcer sur la question, et, comme le grand-vizir actuel, Saïd-Pacha, est l’humble serviteur des volontés du sultan et que le sultan ne se préoccupait guère que de la guerre qu’il comptait faire aux Grecs, c’est à l’usage des soldats que le grand-vizir décida de réserver le blé. Ainsi le vali de Brousse était placé entre quatre avis, ou plutôt quatre ordres différens. Et ce n’est pas là un fait isolé. Un ministre quelconque ne donne pas directement ses instructions aux agens qu’il peut avoir dans les provinces ; il les donne au vali, dont ceux-ci ne sont que de simples commis ; mais, comme le vali est chargé de toutes les attributions administratives à la fois, il ne dépend d’aucun ministre en particulier, il dépend de tous en général. Lorsqu’il reçoit une instruction qui lui déplaît, rien n’est donc plus aisé pour lui que d’en appeler d’un ministre à un autre et d’amener ainsi un conflit. De là une série de complications interminables dont l’issue est toujours la même. L’objet du litige disparaît tandis qu’on en discute. Les affamés de Brousse ont eu le temps de mourir avant qu’on leur accordât le blé que les uns leur promettaient, que d’autres leur refusaient, et s’ils ne sont pas complètement morts, c’est d’abord parce que la charité européenne et chrétienne est venue à leur secours, et secondement parce que le vali de Brousse, Vefik-Paeha, est un homme d’une autorité particulière et d’une indépendance presque absolue, qui se soucie fort peu des ministres, qui tient un compte médiocre de leurs volontés, qui a le moins de rapports possible avec Constantinople et qui hésite bien rarement à faire ce qui lui plaît sans se soucier de savoir si cela plaît aussi au gouvernement dont il est censé dépendre, mais dont en réalité il ne dépend que dans une faible mesure.

Malheureusement Vefik-Pacha est une exception dans l’empire ottoman, et, sauf à Brousse, le système administratif produit dans toutes les provinces des effets désastreux. J’ai dit qu’en Europe on se faisait à ce sujet de graves illusions. Comparant la situation de la Turquie à ce qu’était la nôtre par exemple avant la révolution française, on croit qu’il faut fonder la liberté en bas avant de l’établir en haut ; c’est pourquoi l’on a une très grande confiance dans les assemblées provinciales, et l’on s’efforce d’augmenter les pouvoirs dont elles font l’usage que je viens d’expliquer. La commission internationale, chargée, en vertu du traité de Berlin, de donner des institutions à la Roumélie orientale, et qui s’est acquittée de sa tâche dans l’esprit théorique que l’on sait, s’est trompée complètement lorsque, recevant ensuite communication du projet de réorganisation