Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/847

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II

Si le gouvernement et l’administration de la Turquie sont concentrés entre les mains d’un seul homme de qui part toute initiative, en revanche l’exécution des volontés souveraines est éparpillée en des millions de mains. L’empire ottoman compte au moins cent fois plus de fonctionnaires que de fonctions. C’est là, du reste, un des résultats, une des conséquences inévitables du pouvoir personnel, et le maître absolu des petits et des grands, le sultan, n’use pas moins d’employés subalternes que de grands vizirs et de ministres. Comme il n’y a pas de règle fixe, de principe arrêté, de loi certaine qui préside à la marche de la machine administrative, rien ne l’empêche de la modifier chaque jour au gré de ses caprices ; s’il lui prend fantaisie de créer d’un seul coup toute une série de postes plus ou moins utiles, il est libre de mettre immédiatement son idée à exécution. Le lendemain, il a oublié ce qu’il avait fait la veille ; il détruit l’œuvre qu’il venait de fonder, et c’est à recommencer ! Par malheur, le trésor, moins complaisant que les hommes, ne se plie pas à ces changemens perpétuels. Aussi les fonctionnaires éphémères de l’empire ottoman ne reçoivent-ils d’autre solde que celle qu’ils arrivent à prélever eux-mêmes, directement, sur les infortunés contribuables. J’expliquerai plus loin par quel étrange procédé sont payés les traitemens ; qu’il me suffise de dire en ce moment que ce procédé a pour effet de réduire à rien le revenu qu’un honnête homme pourrait tirer du service de l’État. C’est pourquoi l’honnêteté politique est si rare en Turquie. On trouve beaucoup d’honnêteté dans la masse populaire, dans le commerce, dans l’industrie. Personne n’ignore que le Turc est d’une probité exemplaire comme homme privé ; mais dès qu’il s’agit d’affaires publiques, aucun scrupule ne saurait entrer dans son esprit. À ses yeux, le pouvoir est un bien qu’on a le droit d’exploiter, et qu’on doit exploiter par tous les moyens, car on ne le garde pas assez longtemps pour en retirer quelque profit avec les moyens réguliers. À mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie administrative et politique, l’honneur et la vertu diminuent. Les besoins croissent, les vices suivent une marche parallèle. Un observateur d’une remarquable sagacité, auquel nous devons un des meilleurs livres qu’on ait écrits sur la Russie et qui nous donnera un jour un livre plus intéressant encore sur la Turquie, M. Mackenzie Wallace, me disait spirituellement que l’armée elle-même n’échappait pas à la loi générale : les soldats y sont admirables de désintéressement et de discipline ; ils donnent leur sang pour la patrie et pour la foi avec