Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/845

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lequel soumet la question par un nouveau rapport au ministre de l’intérieur. L’affaire ainsi préparée, on arrive au conseil des ministres, qui l’examine avec soin ; après quoi, c’est le tour du sultan, qui fait attendre indéfiniment son iradé. S’il s’agit d’une réparation urgente, d’un travail pressant, l’autorisation du sultan est donnée toujours trop tard. Jamais la centralisation n’a été poussée plus loin. Aussi tous les gouverneurs de province un peu intelligens, tous les valis qui ont quelque valeur personnelle, ne cessent-ils de protester contre un système qui rend, je ne dis pas des réformes, mais l’administration ordinaire impossible. On les laisse dire, on ne tient aucun compte de leurs plaintes. La machine gouvernementale, qui aurait déjà tant de peine à marcher si on en huilait les ressorts, s’arrête sans cesse, se détraque, risque de tomber en morceaux et ne se soutient plus que par la profonde inertie, que par le fatalisme invincible des populations.

Avec un régime tel que celui dont je viens d’essayer de donner une idée, c’est une pure illusion de croire qu’on relèverait la Turquie en introduisant dans les ministères et dans les administrations un certain nombre d’Européens. Il y en avait jadis. Au ministère des affaires étrangères en particulier, les dépêches étaient rédigées par un Français, et tout le monde sait avec quelle habileté, quel art, quelle connaissance des plus fines nuances du style diplomatique ! Depuis que le sultan dirige la diplomatie, ce Français est devenu inutile ; on l’a renvoyé. Sous l’ancien système, toutes les dépêches étaient écrites d’abord en français, on les traduisait ensuite en turc pour les donner à lire au sultan, si par hasard, chose assez exceptionnelle, la fantaisie lui en prenait. Aujourd’hui, elles sont écrites en turc et on les traduit en français pour l’usage des ambassadeurs. Parfois, le sultan les dicte lui-même ; il les revoit toujours. Il en résulte que les Turcs les comprennent peut-être, quoique cela ne soit pas bien sûr, mais que le sens en échappe le plus souvent aux Européens. Comme toutes les langues orientales, le turc est admirable pour cacher les idées au lieu de les exprimer. Au plus fort des négociations relatives à Dulcigno, les ambassadeurs ont été obligés de se réunir en conférence afin de déchiffrer en commun une dépêche ottomane, dont individuellement aucun d’eux ne parvenait à découvrir la signification. Mais c’est en vain qu’ils ont mêlé leurs lumières ; ils n’ont pas été plus heureux ensemble que séparément. On s’est alors adressé au ministère des affaires étrangères, qui a répondu que la traduction était fort exacte, qu’elle suivait mot pour mot le texte turc, que celui-ci voulait bien dire quelque chose, mais qu’il était impossible d’exprimer la même chose en français. Jamais secret diplomatique n’a été mieux gardé que celui de cette dépêche.