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que la nature, la nature sauvage, l’eau, le ciel, les arbres, et pour la première fois je voudrais être seul quelques instans.

Le lendemain est notre premier mauvais jour. Nous partons pour Baltimore et nous devons quitter à mi-chemin nos amis (déjà nous leur donnons ce nom) du comité de New-York. Nous prenons l’Erié railroad, celui-là même qui a si fièrement planté une annonce au milieu du lit du Niagara. Ce malheureux chemin de fer qui pourrait être une des meilleures lignes des États-Unis est tombé, il y a quelques années, entre les mains de spéculateurs qui l’ont mené à mal et mis en faillite ou à peu près. Il est encore aujourd’hui sous séquestre. On n’en a pas moins mis à notre disposition un train spécial et fait imprimer l’itinéraire de l’excursion complémentaire qui nous est offerte. Nous longeons d’abord, mais sans le voir, tant la rive en est plate, les bords du lac Ontario. Le lac Ontario ! quel souvenir pour un lecteur de Cooper ! Mais j’ai pris le parti de cacher mon admiration pour l’auteur du Dernier des Mohicans, car il m’a paru que les Américains la tenaient pour un peu enfantine, et comme je n’ai pas relu ses romans depuis longtemps, il se pourrait bien qu’ils eussent raison. L’Itinéraire porte que nous devons nous arrêter à Portage pour admirer un pont en fer de 234 pieds de long et de 800 pieds de haut, jeté sur la rivière Genessee. Nous admirons, en effet, conformément au programme, cet ouvrage d’art singulièrement élégant et hardi. Il y a six ans qu’il subit l’épreuve d’un trafic incessant ; mais les officiers du génie qui nous accompagnent déclarent qu’en France l’administration des ponts et chaussées ne recevrait jamais un pareil travail. Cette administration tutélaire préférerait imposer à une compagnie de chemin de fer un pont dont l’établissement serait beaucoup plus long et plus coûteux sans présenter de plus grandes garanties de solidité. Nous suivons ensuite une gorge des Alleghanies, dont l’aspect rappelle celui de nos plus jolies vallées des Vosges et s’embellit encore des teintes rouges particulières au feuillage de certains arbres, déjà touchés par l’automne, et malheureusement nous arrivons à Elmira. Là, en effet, le comité de New-York doit nous quitter après nous avoir remis aux mains du comité de Baltimore, venu à notre rencontre. Nous échangeons force poignées de main et promesses d’au revoir lorsque nous repasserons par New-York. Enfin notre train s’ébranle, et pendant la première heure nous ne pouvons parler que de ceux et de celles auxquels nous avons dû ces agréables jours.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.