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formée autour de son nom. Que ses dettes lui soient légères ! Les héros de bien des légendes ne valent pas mieux que lui.

L’ascenseur nous ramène au sommet de la berge, et nous remontons en voiture. Cette fois, c’est bien réellement la cataracte que nous allons voir. Nous passons sur la rive canadienne, et je suis fâché d’avoir à dire qu’ici l’aspect du pays change singulièrement. Les vieux sapins, restes de l’ancienne forêt, ont été religieusement conservés; point de champs, mais des pelouses; point d’usines comme sur la rive américaine, mais des cottages, trop de cottages même. On voudrait pouvoir écarter tout ce qui rappelle l’homme et se trouver en présence de la seule nature. Enfin nous arrivons en un point d’où l’on aperçoit à la fois la double chute, celle qu’on appelle, à cause de sa forme, le Fer-à-cheval (the Horse-Shoe fall), dont l’écume nous arrive presque à la figure, et celle qui est au long de la rive américaine, séparées par l’île de la Chèvre (Goat-Island). On ne me demandera pas de décrire ces chutes ; il y a des scènes de la nature qu’on ne décrit pas. Je dirai cependant une chose qui m’a frappé. A quelque distance de la cataracte et dès que l’écume blanche qui bouillonne à gros flocons a disparu de la surface, l’eau du fleuve reprend sa tranquillité ; elle dort calme et transparente comme si elle se reposait un moment de cette effroyable chute avant de reprendre la course folle qui doit la mener se briser sur les rapides. Ce repos n’est du reste qu’une vaine apparence, car un courant violent règne dans les profondeurs du bassin. Mais il y a un grand charme dans la contemplation de ce miroir tranquille après cette effroyable chute, dans ce calme après l’orage, et lorsque par un beau soleil un arc-en-ciel se joue, comme nous l’avons vu, sur le nuage d’écume soulevé par la cataracte, le contraste est des plus saisissans. Pourquoi faut-il que ce spectacle soit gâté par la vue de la rive américaine avec ses hôtels, son moulin, son chemin de fer et tous les déshonneurs de la civilisation ? Au-dessus de la chute, en plein lit du fleuve, un gigantesque écriteau est suspendu à un poteau : Take the Erie railroad, et cette malencontreuse affiche attire l’œil de tous côtés. Il est grand temps qu’on adopte un projet mis en avant depuis peu, celui d’exproprier tous les terrains qui couronnent la chute sur les deux rives, de détruire tout ce qui y a été élevé et d’en faire un grand parc national ou plutôt international qui serait la propriété commune des États-Unis et du Canada. Mais il est déjà bien tard pour réf)arer le mal qui a été fait, et les arbres de la vieille forêt, qui nous les rendra?

Pendant que nous sommes tous à regarder la chute, je m’abstrais un moment par la pensée de mes compagnons et, suivant le fil de ma rêverie, je me prends à me demander quelle impression a dû