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santé se lève de nouveau et propose avec gravité de boire à la mémoire de Louis XVI.

Ces divers plaisirs m’empêchent de prêter grande attention au pays que nous traversons et qui, du reste, depuis que nous avons quitté les rives de l’Hudson, n’a rien de très remarquable. La contrée est absolument plate ; elle était autrefois couverte de forêts ; tous les arbres ont été coupés, et l’on roule en plein champ. Cependant, par endroits, on traverse un bois dont le défrichement aurait sans doute été rendu peu avantageux par l’humidité du sol. Ce bois est l’image exacte de l’ancienne forêt. Les arbres y meurent de vieillesse par la tête; des troncs d’arbres pourris sont étendus à terre ; la liane étouffe les jeunes pousses, et une eau noirâtre y croupit par flaques. C’est à se demander si ces forêts étaient aussi poétiques que l’imagination aime à se les figurer. Mais il faut avouer que la civilisation l’est moins encore, et que ces vastes plaines cultivées, ces petites villes baptisées de noms anciens, Rome, Syracuse, Utique, que nous traversons d’une allure à peine ralentie, le chemin de fer suivant les rues et longeant les trottoirs, n’ont absolument rien qui parle à la curiosité. Depuis combien de temps la civilisation a-t-elle envahi ce pays? Je croirais qu’il y a déjà plusieurs siècles, si l’on ne m’avertissait à un certain moment que nous longeons les bords du lac Onéida. Le lac Onéida ! ceux qui connaissent bien les œuvres de Tocqueville peuvent se rappeler quelques pages charmantes où il raconte une course qu’il a faite à ce même lac pour y chercher la trace de deux Français morts au commencement du siècle, la peine qu’il a eue à trouver son chemin au milieu des bois, l’impression de tristesse et de solitude qu’il en a rapportée. Il n’y a que cinquante ans du voyage de Tocqueville, et sur les bords de ce même lac nous passons en chemin de fer, dans un train de luxe, attablés autour d’un lunch servi à la française. Ce petit fait montre mieux que tous les commentaires à quels pas de géant le progrès matériel a marché dans ce merveilleux pays.

Cependant nous arrivons au Niagara à la nuit close. Nous voudrions bien voir les chutes le soir, mais l’industrialisme, qui a mis ce lieu en coupe réglée, n’a garde de nous permettre de nous en approcher sans lui payer redevance. Une solide grille ferme l’accès du chemin qui conduit à la cataracte. Force nous est donc d’aller prosaïquement nous coucher. Le lendemain est un dimanche, et nos hôtes ont eu soin d’arranger le programme de la matinée de façon que chacun ait le temps d’aller à son église. Beaucoup d’entre nous se rendent à la très modeste chapelle catholique, dont les frais de culte sont exclusivement payés par des fidèles assez pauvres. Cette situation qui en France nous paraîtrait difficile ne semble rien enlever à l’indépendance et à l’autorité du prêtre qui la dessert, un