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l’ingénieur chargé des travaux du pont. Je lui explique notre cas. Un ingénieur français se serait levé, m’aurait fait asseoir et après avoir écouté ma requête, m’aurait refusé avec force politesses, après quoi il m’aurait accompagné jusqu’à la porte en m’exprimant tous ses regrets. L’ingénieur américain n’ôte même pas ses pieds de son bureau et se borne à me demander : « Êtes-vous tous majeurs ? » Sur ma réponse affirmative à cette question dont je ne comprends pas bien la portée, il me tend un petit papier sur lequel il vient de griffonner quelque chose et me laisse partir. Comme j’ai rencontré depuis des ingénieurs américains fort polis, je ne prétends nullement conclure du particulier au général. Munis de cette permission, nous gravissons un escalier en bois de trois cents marches qui nous mène au sommet du premier pilier. De là nous embrassons du regard la rade, la ville, la campagne environnante, et quoique je n’apprécie pas beaucoup ces vues panoramiques, dont l’immense étendue ne vous laisse pas jouir des détails, cependant je dois convenir que le spectacle en est très saisissant. Nous nous engageons ensuite sur la passerelle qui joint l’un des piliers à l’autre. À peine y avons-nous fait quelques pas, que je comprends la question à moi posée par l’ingénieur : « Êtes-vous tous majeurs ? » Cette passerelle qui n’a pas tout à fait un mètre de large, se compose, en effet, de petites planchettes séparées par un intervalle de quelques centimètres, à travers lequel on aperçoit la rivière coulant à deux cent cinquante pieds au-dessous. Point de parapet, mais deux simples cordons de fil de fer tressé qui courent à la hauteur de la main. Celui qui aurait un instant de vertige ou qui ferait un simple faux pas serait précipité en une seconde de cette hauteur effrayante sans avoir rien pour le retenir. Bien qu’ayant la tête assez solide, je suis obligé de faire un effort de volonté pour résister à la tentation dangereuse de regarder à mes pieds et pour promener mes regards au loin. Le moindre souffle d’air fait osciller la passerelle, et l’on sent que, par un grand vent, ce doit être une véritable balançoire. À 50 mètres environ du dernier pilier, les cordons de fil de fer s’affaissent je ne sais pourquoi, et cessent d’être à la hauteur d’appui. Il faut se courber en deux pour les tenir ou les lâcher. C’est ce dernier parti que je prends, me méfiant toujours de la subite attraction du vide. Aussi n’est-ce pas sans un certain soulagement que je nous vois tous arrivés au sommet du dernier pilier, car si l’un de nous avait eu une défaillance, je ne sais pas ce que les autres auraient pu faire pour lui venir en aide. La traversée de l’East-River sur ce pont fragile ne nous a pas pris moins de vingt minutes. Pendant longtemps encore ce sera le seul moyen de communication d’une rive à l’autre, car le tablier inférieur n’est pas près d’être achevé. Ce pont a déjà coûté 50 millions, ce qui est un assez joli