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la mère à remplir ses devoirs, l’oiseau à chanter, l’abeille à faire son miel. Dans ses plus grandes folies, Cohélet n’oublie pas le jugement de Dieu. Faisons comme lui. Au milieu de l’absolue fluidité des choses, maintenons l’éternel. Sans cela, nous ne serions ni libres ni à l’aise pour le discuter. Les plus victimes, le lendemain du jour où on ne croirait plus en Dieu, seraient les athées. On ne philosophe jamais plus librement que quand on sait que la philosophie ne tire pas à conséquence. Sonnez, cloches, bien à votre aise; plus vous sonnerez, plus je me permettrai de dire que votre gazouillement ne signifie rien de distinct. Si je craignais de vous faire taire, ah! c’est alors que je deviendrais timide et discret.

Ce qui nous plaît surtout dans le Cohélet, c’est la personnalité de l’auteur. On ne fut jamais plus naturel ni plus simple. Son égoïsme est si franchement avoué qu’il cesse de nous choquer. Ce fut certainement un homme aimable. J’aurais eu mille fois plus de confiance en lui que dans tous les hasidim ses contemporains. La bonté du sceptique est la plus solide de toutes; elle repose sur un sentiment profond de la vérité suprême : Nil expedit. Il paraît qu’il ne se maria pas. C’est la plus forte critique de son siècle. De nos jours, il eût sûrement trouvé des femmes spirituelles et beaucoup moins méchantes qu’il ne le croit pour le consoler et l’aimer. Les femmes se fâchent rarement du mal qu’on dit de leur sexe. Une certaine mauvaise humeur contre elles leur semble la preuve qu’on s’occupe d’elles; or les femmes n’ont vraiment de dédain et d’aversion que pour celui qui vit tranquillement d’autre chose qu’elles. En leur disant qu’on a tout trouvé fade, on ne leur déplaît pas absolument.

C’est par là que le Cohélet est un livre si profondément moderne. Le pessimisme de nos jours y trouve sa plus fine expression. L’auteur nous apparaît comme un Schopenhauer résigné, bien supérieur à celui qu’un mauvais coup du sort a fait vivre dans les brasseries allemandes. 'Cohélet, comme nous, fait de la tristesse avec de la joie et de la joie avec de la tristesse; il ne conclut pas, il se débat entre des contradictoires; il aime la vie, tout en en voyant la vanité. Surtout, il ne pose jamais. Il ne se complaît pas dans l’effet qu’il produit; il ne se regarde pas maudissant l’existence. Il est d’une parfaite sincérité en disant qu’il a tout trouvé frivole et creux. On aime à se le représenter comme un homme exquis et de bonnes manières, comme un ancêtre de quelque riche juif de Paris égaré en Judée du temps de Jésus et des Macchabées.

Ce que le Cohélet, en effet, est bien essentiellement et par excellence, c’est le juif moderne. De lui à Henri Heine, il n’y a qu’une porte à entr’ouvrir. Quand on le compare à Élie, à Jérémie, à Jésus,