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mot, qui donne à l’âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur.


Et ce beau cri de l’âme vertueuse de Kant?


Devoir! mot grand et sublime, toi qui n’as rien d’agréable ni de flatteur, et qui commandes la soumission, sans pourtant employer pour ébranler la volonté des menaces propres à exciter naturellement l’aversion et la terreur, mais en te bornant à proposer une loi qui d’elle-même s’introduit dans l’âme et la force au respect (sinon toujours à l’obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchans, quoiqu’ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est digne de toi? Où trouver la racine de la noble tige qui repousse fièrement toute alliance avec les penchans, cette racine où il faut placer la condition indispensable de la valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes?


Cohélet, au fond, a compris tout cela et voudrait le dire. Il a l’esprit philosophique; mais il n’a pas une langue philosophique à sa disposition. Ses efforts désespérés pour faire un raisonnement ressemblent aux tortures d’un grand musicien forcé d’exécuter une symphonie compliquée avec un orchestre tout à fait grossier.

Une observation très juste, due à M. Joseph Derenbourg, jette le plus grand jour sur la manière d’écrire de notre auteur et sur les règles qui président à la conduite de sa pensée. Un des traits caractéristiques de cette poésie morale de l’Inde et de la Perse avec laquelle le Cohélet a déjà tant d’analogies, c’est l’habitude d’insérer des vers dans le tissu de la prose, soit que ces vers consistent en citations de poètes connus, soit qu’ils aient été composés par l’auteur lui-même. M. Ewald avait déjà remarqué les proverbes, presque sans connexion avec le texte, dont l’auteur sème sa déclamation pour en rompre le cours trop monotone. M. Derenbourg[1] a montré qu’en ceci Cohélet n’a fait que devancer le genre dont Saadi a donné le modèle achevé, et dont on suit les origines dans la Perse sassanide et ultérieurement dans l’Inde. La teneur générale du style de l’Ecclésiaste, c’est la prose. Mais, par momens, le parallélisme se fait sentir, et presque toujours, à ces momens-là, la suite des idées est violemment brisée. En admettant que ces maximes, très peu liées avec ce qui précède et ce qui suit, soient des citations ou plutôt des intercalations métriques, on soulage singulièrement la difficulté que l’on trouve à faire tenir l’ouvrage sur ses pieds[2]. Le traducteur est à cet égard un excellent juge.

  1. Revue des études juives, 1re année, n° 2, p. 184-185.
  2. Seul, le passage VI, 11-VII, 9, résiste à tous les efforts bienveillans que l’on fait pour ne pas avouer que l’auteur s’est endormi en l’écrivant.