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avec toutes les ressources du savoir le plus profond et de l’esprit le plus ingénieux, la thèse que le Cohélet a été écrit peu d’années avant la naissance de Jésus, sous le règne d’Hérode, et que le Salomon mythique dont il y est question, c’est Hérode lui-même, Hérode arrivé à renouveler, à force de travail et d’intrigue, la grandeur légendaire du fils de David, et ne recueillant, sur la fin de sa vie, que les malédictions du peuple, les tristesses domestiques et l’ennui. Le livre serait ainsi une sorte de satire, un livre d’opposition, rempli d’allusions et de malices. A peine est-il un verset du Cohélet où M. Grætz ne voie quelque circonstance des récits de Josèphe. Par momens très séduisant, le système de M. Grætz est insoutenable dans son ensemble. Ce que le savant Israélite a bien prouvé, c’est qu’on ne peut descendre trop bas quand il s’agit de fixer la date du Cohélet. Quelques observations des plus fines, déjà faites du reste avant M. Grætz par M. Nahman Krochmal, sur les derniers versets, montrent que rien ne s’oppose à ce que la composition du livre ne remonte pas au-delà des temps hérodiens ou asmonéens.

La langue est ici évidemment le critérium le plus important. Il est en général assez facile de distinguer un ouvrage hébreu de la grande époque, c’est-à-dire antérieur à l’an 500, d’un ouvrage hébreu postérieur, tel qu’Esther, Esdras, Néhémie, les Chroniques, Daniel. Le vieux style hébreu a un caractère à part, ferme, nerveux, serré comme un câble, tordu, énigmatique. L’hébreu moderne, au contraire, est lâche, sans timbre, flasque, tout à fait analogue à l’araméen. Les aramaïsmes y abondent; les écrits conçus en ce dialecte peuvent être traduits mot à mot en araméen, sans rien y perdre. Il n’en est pas de même du Cohélet. Oui, certes, la langue du livre est moderne, mais elle est peu teintée d’aramaïsme; le livre est presque impossible à bien traduire en syriaque. Ce à quoi cet hébreu ressemble, c’est à la Mischna, et surtout au traité Eduioth, aux Pirké ahoth, à la Megillath Taanith. Or la Mischna représente l’hébreu du IIe siècle après Jésus-Christ, hébreu très différent de la langue fortement aramaïsée qui était devenu à la mode chez les Juifs vers l’époque achéménide. Par la langue, le Cohélet paraît le plus récent des livres bibliques, le plus voisin du Talmud.

Les considérations paléographiques, si l’on peut s’exprimer ainsi, conduisent à la même conclusion. Un résultat incontestable de l’étude critique dont le livre a été l’objet dans les derniers temps, c’est qu’il fourmille de fautes de copiste. Or, toutes ces fautes ont été commises dans l’alphabet hébreu moderne, qu’on appelle l’alphabet carré. Cet alphabet, qui est l’alphabet araméen lui-même, ou du moins qui est sorti de l’ancien alphabet par des

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  1. Voir Vie de Jésus, ch. XIII.