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d’Israël manquerait d’une de ses principales lumières si nous n’avions quelques feuillets pour nous exprimer l’état d’âme d’un Israélite résigné au sort moyen de l’humanité, s’interdisant l’exaltation et l’espérance, traitant de tous les prophètes, s’il y en avait de son temps, d’un Israélite sans utopie sociale ni rêve d’avenir. Voilà une haute rareté. Les dix ou douze pages de ce petit livre sont, dans le volume sombre et toujours tendu qui a fait le nerf moral de l’humanité, les seules pages de sang-froid. L’auteur est un homme du monde, non un homme pieux ou un docteur. On dirait qu’il ne connaît pas la Thora; s’il a lu les prophètes, ces furieux tribuns de la justice, il s’est bien peu assimilé leur esprit, leur fougueuse ardeur contre le mal, leur inquiète jalousie de l’honneur de Dieu. Une pensée résume l’histoire des prophètes hébreux pendant mille ans : « Le jour viendra où la justice et le bonheur habiteront sur la terre. » Cohélet n’est pas du tout un membre de cette famille d’exaltés. Dans la grande chaîne d’Isaïe à Jésus, il n’y a pas de place pour lui. La terre lui paraît vouée aux abus, et il met une sorte d’obstination à soutenir que le monde ne sera jamais meilleur qu’il n’est.

Au fond, la position de notre sage fut-elle de son temps aussi isolée qu’au premier abord elle paraît l’être dans l’histoire de la littérature ? Il faudrait se garder de le croire. Quoique représentée par moins d’écrits que l’école prophétique et messianique, l’école de sages fondée sur la négation de l’autre vie et la poursuite exclusive d’une philosophie pratique menant à la fortune et au succès, cette école, dis-je, avait toujours été nombreuse en Israël. Le livre des Proverbes, antérieur à la captivité, est au fond aussi profane que le Cohélet. Tout s’y réduit à une prudence mondaine, tirée de l’expérience temporelle de la vie; la religion n’y a de place que comme une part de l’esprit de conduite et de la tenue d’un galant homme. La Sagesse de Jésus, fils de Sirach, qui fut composée en hébreu vers l’an 180 avant Jésus-Christ, quelques années par conséquent avant la crise des Macchabées, ne sort en rien du cadre de l’ancienne philosophie. Comme Cohélet, le fils de Sirach place la vertu dans un certain juste milieu et dans la sagesse qui fait réussir. Mais le fils de Sirach est bien plus pieux que l’auteur du Cohélet[1]. C’est un mosaïste fervent. Les peines qu’il se donne pour excuser Dieu des étrangetés qui se passent sous son gouvernement[2] ont quelque chose de touchant. S’il n’a aucune idée de vie future ni de messianisme, il croit du moins à l’éternité d’Israël[3]; il respecte

  1. Ch. XXXVIII, 15 et suiv.
  2. Chap. XV.
  3. Chap. XXXVIII, 28.