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régneront avec le Messie dans une Jérusalem d’or et de pierreries, devenue le centre du monde. Les tristesses que devrait amener chez ces élus l’approche de l’an 999 ne viennent jamais à l’esprit des faiseurs d’apocalypses. L’idée d’une destinée infinie pour l’homme n’entre guère dans une tête juive. Mille ans, c’est bien long. Franchement les martyrs, au bout de ce temps, devront être « rassasiés de jours. »

Le christianisme fut la conséquence de cette exaltation extrême qui, depuis les temps d’Antiochus Épiphane, bouillonnait en quelque sorte dans la conscience d’Israël. L’espérance chrétienne n’est d’abord que le règne de mille ans. Un siècle après Jésus, les chrétiens les plus orthodoxes déclarent encore que leur conviction est que le règne de la justice se réalisera « sur la terre[1]. » Mais le christianisme, né au sein d’Israël, se développe hors d’Israël. De plus en plus les docteurs chrétiens placent le royaume de Dieu dans l’idéal. Avec la philosophie grecque, d’ailleurs, le dogme de l’immortalité de l’âme s’introduit dans l’église et s’associe tant bien que mal à celui de la résurrection des corps. La solution du problème juif est trouvée. La réparation des injustices de ce monde se fait dans un autre. L’explication des bizarreries apparentes du gouvernement de la Providence est simple comme le jour. Dieu laisse en ce monde une part de mal pour exercer les justes ; mais ce monde n’est rien ; le chrétien n’existe qu’en vue du royaume à venir. Au lieu de la colère ardente que les iniquités du monde inspirent au vrai prophète juif, le chrétien n’éprouve qu’une résignation à peine méritoire. Il a pour lui l’éternité[2].

Cette solution, qui ne triompha qu’en rompant avec les principes les plus arrêtés du judaïsme, n’entraîna nullement la masse d’Israël. Les grands révoltés de l’an 70, les énergumènes du temps d’Adrien, l’auteur du livre de Judith, celui du livre de Tobie, sont fidèles à l’ancienne philosophie. Dans le Talmud, le problème reste en suspens. Beaucoup de docteurs talmudiques croient au royaume de Dieu et à la résurrection comme des chrétiens ; la plupart ne sortent pas de l’ancien système. Ces martyrs du moyen âge que le fanatisme chrétien empile sur les bûchers ne croient pas tous à l’immortalité de l’âme. Tel saint de Mayence, en allant au supplice, invente à sa charge tous les crimes imaginables et s’en accuse pour justifier la Providence, pour maintenir ce principe fondamental que

  1. II Petri, III, 13.
  2. Il est remarquable que les premiers docteurs chrétiens qui essayent d’amalgamer le christianisme avec la philosophie grecque, saint Justin et Tatien, ne croient nullement à l’éternité de l’âme. Pour eux, l’âme est essentiellement mortelle. Dieu la rend immortelle par une faveur et une sorte de miracle. Il faut noter que Justin et Tatien étaient des Syriens. (Voir Marc Aurèle, p. 111.)