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d’amour conjugal, qui désigne le traître à la mort, et c’est elle au cinquième qui l’abat d’un coup de pistolet. Et certes c’est à bon droit qu’elle accapare ainsi l’intérêt, cette créature vivante, cette synthèse animée, cette personne : elle n’est pas seulement la mère, comme cette Flécharde de Victor Hugo dont nous parlions le mois dernier, comme tant d’autres mères de théâtre, qui sont chargées par les auteurs de figurer cette abstraction : la maternité. Elle est une mère très spéciale, d’un organisme très complexe et d’une physionomie propre, reconnaissable entre toutes les mères. Elle est du peuple et devenue riche par son industrie. Dans sa défiance, puis dans sa haine contre son gendre, il n’entre pas que de l’amour maternel, inquiété, puis blessé, mais du mépris et de l’indignation ; et ce mépris est celui de l’ancienne porteuse de pain devenue millionnaire à force d’économie, d’intelligence et de courage, pour le joli prince exotique, qui ne sait rien faire que s’habiller et se déshabiller pour vivre, qui se vend au prix d’une dot, et pour la gaspiller; c’est le mépris de cette Sémiramis des halles, de cette Catherine II des farines, qui gouverne un peuple de meuniers, de mitrons et de commis, qui traite avec les états et gourmande un ministre, pour cet oisif qui ne sait même pas se gouverner lui-même ni dépenser convenablement les revenus qu’on lui gagne; et cette indignation, qui se fait justicière à la fin, est celle de la commerçante, qui se targue de sa signature toujours et partout honorée, contre le mari et contre le spéculateur, qui ne fait pas honneur à la sienne. Cette belle-mère qui tue son gendre est une femme du peuple et une commerçante qui exécute un prince et un banqueroutier. C’est assez pour l’honneur littéraire de M. Ohnet d’avoir dressé un tel personnage sur les planches; c’est assez pour qu’on ne regarde pas si par endroits son style n’est pas un peu banal et terne; c’est assez, avec les qualités proprement théâtrales dont j’ai parlé d’abord, pour qu’il ait mérité son éclatant et fructueux succès.

Mme Pasca joue ce rôle de Mme Desvarennes. Elle ne parvient pas, il faut bien le dire, malgré les ressources d’une mimique agitée, à se faire peuple d’âme ni de physionomie. Mlle Fargueil, qui n’est point sotte, disait toujours en parlant de Mme Pasca : « cette dame. » Mme Pasca reste dame, en dépit qu’elle en ait, et le paraît d’autant plus qu’elle fait des efforts pour nous donner le change, à peu près comme une femme ne paraît jamais si femme qu’en travesti. Mais, à mesure que la passion échauffe le personnage et le transfigure, de la grande dame il ne demeure que la grande artiste ; à la fin du deuxième acte, au quatrième acte, au cinquième, Mme Pasca soulève l’enthousiasme de la salle, et je garantis que cet enthousiasme n’est pas de l’engouement. M. Marais, auprès d’elle, ravit tous les suffrages. Il a cette chance merveilleuse d’avoir joué impunément, durant quinze mois, Michel Strogof ; ces chances-là n’arrivent qu’aux gens de talent et qui travaillent.